Jouahri : La protection sociale : un chantier de règne -Equilibres macroéconomiques et pérennité du financement du chantier

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Abdellatif Jouahri, Wali de Bank Al-Maghrib : ‘’Le Maroc, selon la classification de la Banque mondiale, est un pays de la catégorie à revenus intermédiaires-tranche inférieure, avec un revenu brut par habitant de 3350 dollars en 2021. Ce chiffre est à prendre en compte si on veut apprécier globalement le potentiel en matière de mobilisation des ressources et tracer les limites de ce qui est faisable à court et moyen termes.’’

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Skhirate a abrité les 26 et 27 juillet les travaux du colloque international la consacré à "Protection sociale : un chantier de règne", organisé à l'initiative de l'Association des membres de l'inspection générale des finances (AMIF) et du ministère de l'Économie et des finances. Parmi les nombreux intervenants, nationaux et étrangers, Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib a eu, dans son exposé, à se pencher sur l’enjeu que représente ce chantier et sur ses implications en matière de ressources, qui imposent, dit-il, une grande prudence et un suivi très étroit de sa mise en œuvre. Avec sa lucidité désormais légendaire, sa ‘’frilosité habituelle’’ diront ceux qui ne goutent pas trop ses prudences macro-économiques, il a brossé un tableau ‘’clair-obscur’’ riche en éléments et données d’analyse. Pour ses lecteurs, le Quid.ma le livre comme un document à lire et à conserve

[…] Dans le temps qui m’est imparti, je voudrais commencer par aborder rapidement le développement social en général dans notre pays avant de me focaliser sur le défi des équilibres macroéconomiques. Je sais que je n’ai nullement besoin de revenir sur l’importance de la protection sociale, cela a été suffisamment souligné depuis le début de cette session et lors des rencontres précédentes qui lui ont été consacrées.

La nécessité d’une mobilisation exceptionnelle 

Comme nous le savons tous, le développement social de notre pays continue de pâtir d’un déficit malgré une forte volonté au plus haut niveau de l’Etat. Des progrès notables ont certes été réalisés sur certains volets tels que la réduction de la pauvreté ou encore la généralisation de la scolarisation, mais ils restent globalement en deçà des objectifs visés notamment dans le cadre de l’Agenda des Objectifs de Développement Durable.

Sa Majesté avait attiré l’attention sur ce déficit depuis le début des années 2000 déjà, ce qui l’avait amené à lancer dès 2005 l’Initiative Nationale pour le Développement Humain et à aborder de manière récurrente la problématique sociale dans ses discours et ses messages. Bien avant la pandémie, Il avait appelé à la réforme de la protection sociale, notamment dans son discours du Trône de 2018, mais la crise a mis en évidence l’urgence du chantier et la nécessité d’une approche holistique. Celle-ci devrait constituer une rupture avec les politiques précédentes caractérisées par la multiplicité des intervenants et des programmes avec parfois, comme conséquence, des incohérences et des faiblesses en matière d’efficience et de rendement. Le discours du Trône de 2020 illustre ainsi la détermination Royale de transformer cette crise en opportunité et d’initier une véritable révolution en matière de politique sociale.

Aujourd’hui, les autorités sont appelées à donner un contenu concret à ce chantier et à se conformer aux exigences et aux délais fixés par Sa Majesté notamment dans son discours d’octobre 2020. Pour cela, il faudrait une mobilisation exceptionnelle sur tous les plans pour être à la hauteur de ses attentes. Il suffit d’examiner les données de l’Organisation Internationale du Travail pour réaliser qu’un grand nombre de pays, y compris parmi les plus avancés trouvent encore des difficultés à atteindre une couverture généralisée en matière de protection sociale.

Les raisons sont multiples, liées en particulier à son coût élevé et à l’incapacité de l’offre en matière de soins de santé en particulier à répondre à la demande. Cet écart, malheureusement, s’élargit même en raison notamment de facteurs démographiques liés au vieillissement de la population et à l’allongement de l’espérance de vie, des phénomènes qui ne sont pas spécifiques aux pays avancés mais également aux pays qui connaissent une transition démographique accélérée comme le nôtre.

Une capacité contributive de la population   faible

Le nombre de réformes majeures lancées ces dernières années au Maroc est impressionnant et consacre sa réputation de pays réformateur. Les défis aujourd’hui consistent à mobiliser les ressources humaines et financières nécessaires, mais également à assurer la cohérence et les synergies à même de permettre leur aboutissement et leur réussite.

Pour ce qui est des ressources financières, problématique qui m’a été fixée par les organisateurs, je voudrais d’abord rappeler une donnée qui me parait importante. Le Maroc, selon la classification de la Banque mondiale, est un pays de la catégorie à revenus intermédiaires-tranche inférieure, avec un revenu brut par habitant de 3350 dollars en 2021. Ce chiffre est à prendre en compte si on veut apprécier globalement le potentiel en matière de mobilisation des ressources et tracer les limites de ce qui est faisable à court et moyen termes.

De surcroit, et outre le niveau du PIB, le potentiel des ressources mobilisables se trouve diminué par plusieurs caractéristiques structurelles de notre économie. Il s’agit notamment de l’étroitesse de l’assiette fiscale, de la taille du secteur informel et des avantages fiscaux qui coutent annuellement autour de 2,5% du PIB. A cela s’ajoutent d’autres problèmes tels que l’évasion fiscale ou la corruption,…

Certes, il est difficile d’estimer avec précision l’ampleur de l’écart entre la collecte effective des revenus fiscaux et le potentiel, mais il est possible d’obtenir des évaluations approximatives. A titre d’exemple, dans une étude publiée le 6 du mois courant1, le FMI estime cet écart pour le Maroc autour de 12,1% du PIB. Cela équivaut, en retenant le PIB prévu pour cette année, à plus de 160 milliards de dirhams annuellement, soit plus de trois fois le coût annuel avancé de la généralisation de la protection sociale.

Sur un autre volet, la mobilisation des ressources pour financer la protection sociale fait face à d’autres difficultés liées à la capacité contributive de la population. En effet, les chiffres sur le revenu que je viens d’avancer ne renseignent pas sur les inégalités que nous pouvons appréhender à partir de l’enquête sur les revenus des ménages réalisée par le HCP juste avant la pandémie. Les données de celle-ci indiquent que les 20% de la population les plus aisés concentrent 53,3% des revenus contre 5,6% pour les 20% les moins aisés. Cela laisse conclure qu’une large frange de la population dispose d’un revenu bien en deçà de la moyenne.

Ces résultats sont corroborés par les données du HCP issues de l’enquête nationale sur l’emploi. En effet, sur les 27 millions de personnes en âge d’activité en 2021, plus de la moitié, soit 54,7%, étaient des inactifs. Ce taux

culmine à près de 80% pour les femmes, un taux parmi les plus élevés au monde. De surcroit, et outre les 1,5 million de personnes qui sont au chômage, les 10,8 millions d’actifs occupés le sont en majorité dans des activités informelles et ne devraient pas disposer de revenus adéquats. D’ailleurs, les trois-quarts d’entre eux ne bénéficient pas de couverture médicale.

C’est pour dire que la capacité contributive d’une large part de la population reste pour le moment faible et par conséquent, le corollaire de la généralisation de la protection sociale est, on ne peut plus clair, une contribution significative de l’Etat.

Le défi de maintenir la crédibilité du Maroc dans un contexte difficile

Aujourd’hui, le Maroc, à l’instar de la majorité des pays dans le monde, sort d’une crise pandémique où l’Etat a dû consentir un effort budgétaire très conséquent qui n’a pas été sans conséquences sur les finances publiques. La tendance au redressement amorcée depuis 2013 s’est subitement inversée avec, entre 2019 et 2020, une hausse du déficit budgétaire de 3,3 points du PIB mais surtout une aggravation de l’endettement de près de 12 points du PIB, soit l’équivalent de près de 140 milliards de dirhams.

Malgré cette détérioration, les évaluations réalisées par les différentes institutions internationales et nationales, dont Bank Al-Maghrib, montrent que la situation des finances publiques reste soutenable. En outre, le Maroc dispose aujourd’hui d’un cadre légal qui lui permet de prévenir des déséquilibres importants dans ses finances publiques. Il s’agit en l’occurrence de la loi organique relative à la loi de finance adoptée en 2015 mais aussi et surtout des dispositions de la Constitution qui, pour rappel, stipule dans son Article 77 que « le Parlement et le Gouvernement veillent à la préservation de l’équilibre des finances de l’Etat ».

Ce qui est également rassurant, c’est la volonté permanente au niveau des gouvernants de notre pays de veiller sur ces équilibres. C’est cela qui lui a permis malgré quelques épisodes difficiles de ne jamais faire défaut et de bénéficier de la réputation dont il jouit aujourd’hui auprès des investisseurs et partenaires internationaux. Preuve en est la conclusion des accords au titre de la Ligne de Précaution et de Liquidité avec le FMI depuis 2012 ou encore les conditions dans lesquelles a été réalisée la dernière émission du Trésor sur le marché financier international.

Le grand défi aujourd’hui est de maintenir cette crédibilité et cette réputation dans un contexte aussi difficile que celui que nous traversons. Pâtissant de la détérioration de l’environnement international, la croissance de l’économie nationale ne manque pas de s’affaiblir avec des perspectives incertaines et reste tributaire des conditions climatiques, au moment même où la forte hausse des prix, d’origine essentiellement externe, accentue les pressions sur le budget de l’Etat et où les conditions de financement sur les marchés internationaux se durcissent sensiblement. Redresser les finances de l’Etat nécessite beaucoup de prudence, d’efforts et surtout des arbitrages difficiles du moins à court et moyen termes.

De surcroit, l’offre sanitaire reste largement en deçà des normes et standards dans le domaine. C’est ce qui a amené d’ailleurs Sa Majesté dans son discours d’octobre dernier à appeler à « opérer une véritable mise à niveau du système de santé », un défi qu’il a qualifié de majeur. Le gouvernement s’attèle certes à la concrétisation de ce chantier, mais il est clair que son aboutissement dans toutes ses composantes nécessite un certain délai. Il est donc important que la généralisation de la protection sociale dans son volet santé tienne compte de ces délais.

L’AMO juste derrière la Cause Nationale

Pour conclure, les crises que nous traversons nous rappellent l’importance et l’enjeu que représente la préservation des équilibres des finances publiques. Contrairement à une idée reçue, la meilleure manière de renforcer sa souveraineté c’est de bien gérer ses finances pour éviter toute dépendance aux bailleurs de fonds internationaux.

Cela suppose une définition claire des priorités, l’AMO étant « la priorité des priorités » après la Cause Nationale. Donc, il est nécessaire de lui assurer dans le temps tous les moyens humains, financiers et logistiques nécessaires. Aussi, est-il important de poursuivre et d’accélérer les réformes structurelles pour améliorer la croissance potentielle et donc les ressources potentielles et in fine accélérer le développement du pays et l’amélioration des conditions de vie de sa population.

Malgré la conjoncture internationale difficile, il faudrait se rappeler que les faiblesses de notre pays sont aussi des opportunités à fructifier et des gains à réaliser pourvu que la mobilisation soit générale et que toutes les parties prenantes travaillent ensemble dans un esprit de synergie et de cohérence globale. La réussite éclatante de la campagne de vaccination et la gestion de la crise sont là pour nous rappeler ce que l’on peut accomplir ensemble avec de la volonté et de la détermination.

NDLR : Les intertitres sont de Quid

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