Marché et développement à la lumière des institutions - Par Rédouane Taouil

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Les Nobel de l’Economie 2024 Daron Acemoglu (Massachussets Institut of Technology, MIT) à Simon Johnson Massachussets Institut of Technology, MIT)

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Le prix d’Économie 2024 en mémoire d'Alfred Nobel a été décerné à Daron Acemoglu (Massachussets Institut of Technology, MIT) à Simon Johnson Massachussets Institut of Technology, MIT) et à James A. Robinson (Université de Chicago) pour leurs travaux sur l'influence des institutions économiques et politiques sur la croissance des richesses et la prospérité des nations. Pour les lauréats, les droits de propriété, la sécurité des contrats, le suffrage électoral et la limitation du pouvoir politique par la loi constituent des facteurs majeurs du développement. Rédouane Taouil, professeur agrégé des universités, nous livre ici des éléments d'analyse sur la démarche d'ensemble et les conclusions de leurs contributions qui interpellent, à l’évidence, la réflexion sur le développement au Maroc.

L’Économie est une discipline de débats sous autorité. Lucas, consacré architecte de la macroéconomie moderne, réhabilite des propositions prékeynésiennes maîtresses en les réécrivant sous l'hypothèse d'anticipations rationnelles. Solow prend le contre-pied du modèle pionnier de Harrod pour établir les conditions d'une croissance équilibrée de plein-emploi. Les travaux d'Acemoglu, de Johnson et Robinson auxquels l'Académie suédoise des Sciences a décerné le prix en mémoire d'Alfred Nobel confirment bien à, leur tour, cette tendance. Leur enquête sur les facteurs de la prospérité, qu'ils s'attachent à éclairer à partir de la problématique du changement Institutionnel de North, n’est pas sans posséder des proximités avec Recherches sur la nature les causes de la richesse des Nations" (1776) du père de l'économie politique, Adam Smith. Les lauréats ont produit, au cours des vingt-cinq dernières années, des études centrées sur l'identification de l'impact des variables institutionnelles sur les performances globales et les inégalités du développement. Nourries par des diagnostics d'histoire, ces études placent la qualité institutionnelle au rang de clé d'explication de la dynamique des sociétés et des inégalités entre pays. De par les éclairages qu'elle apporte, leur démarche exerce une influence manifeste sur l'examen des stratégies de croissance et de leurs interférences avec l'exercice des pouvoirs politiques. A y regarder de près, elle n'apparaît pas exempte d'ombres. D'abord, les mécanismes d'allocation et d'autorégulation des marchés sont supposés entièrement acquis de sorte que la question de coordination par les prix cède la place au rôle prépondérant de l'environnement institutionnel. Ensuite, le traitement économétrique réservé à la relation entre la qualité institutionnelle et la croissance renferme une double limite : outre que les variables instrumentales utilisées sont sujettes à caution, les concepts de droits de propriété et   d’incitations n’apparaissent pas adéquats quant à la description de configurations historiques hétérogènes. Enfin, l'efficience prêtée au comportement des marchés et au système démocratique ne semble pas concluante. L'émergence chinoise constitue une dissonance de taille. Dans le même temps, il est un paradoxe patent concernant certains pays en développement : en dépit de la qualité des institutions de leur politique économique, ils peinent à échapper à la croissance molle.

De l’éclairage de la croissance par la qualité institutionnelle  

En s’inscrivant dans la lignée de la nouvelle économie institutionnelle, les trois auteurs puisent leur inspiration dans les travaux de son éminent représentant, D. North (1990). Ce dernier envisage les institutions comme des règles du jeu qui structurent l’activité en suscitant des incitations des agents qui orientent la dynamique de la croissance. Une telle caractérisation présuppose que l’efficacité des institutions se mesure à leur capacité à réduire les coûts de fonctionnement du système de marchés et à garantir des interactions en mesure d’atténuer l’inefficience des frictions. Dans le prolongement de ces considérations, Acemoglu (2007) confère aux institutions une triple fonction :

 (i) elles garantissent des droits de propriété et des contrats et créent par là un environnement stable propice aux actions de production, de consommation, d’épargne et d’investissement ;

ii) elles offrent des opportunités aux agents privés déterminant ainsi la propension de la société à procéder à un usage efficient des facteurs de production et à opérer des investissements de long terme ;

iii) elles conditionnent les procédures de décision et les modalités d’exercice des politiques publiques.

Dans ce contexte, la mise en œuvre du potentiel de croissance requiert la mise en place d’institutions appropriées à l’exécution des contrats et à la conduite des politiques publiques selon des règles qui assurent un environnement concurrentiel et stable. Sous ce rapport, les institutions sont conçues selon le référentiel de l’équilibre et ses postulats de base, le comportement optimisateur des agents et l’auto-régulation des marchés. Ce référentiel, dont la vocation est indissociablement positive et normative, considère que le marché est une instance apte à promouvoir un équilibre de plein-emploi des ressources en même temps que la croissance et l’équité. Aussi, les autorités publiques doivent-elles assurer la garantie des droits de propriété, promouvoir la stabilité macro-économique en encadrant les politiques monétaire et budgétaire par des règles, mettre en œuvre des réformes de structures destinées à libérer les marchés des produits, du travail et du crédit des entraves réglementaires. La flexibilité est censée accroître l’efficacité de l’allocation des ressources et soutenir le taux de croissance potentielle. Ces politiques procèdent d’une démarche selon laquelle la concurrence parfaite est le mode de fonctionnement idéal des marchés. Jaugés à l’aune de cette norme, les désajsutements du système économique sont perçus comme des imperfections de marché et les inefficiences imputées à l’instabilité macroéconomique et à la persistance des rigidités.

Ce référentiel, qui tire sa caution du modèle d’équilibre général concurrentiel d’Arrow-Debreu, repose sur l’opposition entre les bonnes institutions qui garantissent l’émission des signaux de marché et guident les comportements à court et à long terme dans un environnement de respect des droits de propriété et des engagements contractuels et les mauvaises institutions génératrices de frictions et de rigidités défavorables aux performances macroéconomiques. Acemoglu et al. conçoivent la croissance comme un processus interactif qu'ils figurent par un cercle vertueux d'incitations par la sécurité juridique et la participation démocratique, d'investissement et de stimulation de changements techniques, de ruissellement de revenus des riches vers les pauvres et d'essor du bien-être collectif, de renforcement du libre marché et d'amélioration continue de la qualité institutionnelle. À cette dynamique, à laquelle est attribué un caractère de nécessité, s’oppose la trappe des mauvaises institutions. Celles-ci brident les marchés par des barrières à l'entrée érigées à la faveur de coalitions, freinent la mobilité du travail et la mise en œuvre des compétences et biaisent l'accès au crédit par suite de la corruption. Ces pratiques élèvent le coût d'opportunités et brouillent les perspectives de rendement. Ces effets négatifs résultent   des atteintes aux droits ou de leur limitation et du manque de protection ferme des droits de propriété. L'équilibre correspondant piège l'économie dans une croissance molle qui entretient la mauvaise qualité institutionnelle et s'en entretient.

Selon Acemoglu et al.  rechercher les causes de la croissance passe par la prise en compte des institutions politiques et la distribution des ressources au sein de la société : celles-là commandent le pouvoir politique formel, celle-ci influe sur le pouvoir de fait non seulement à travers la distribution des revenus mais par le biais des capacités à participer à la définition des combinaisons institutionnelles. Dans ces conditions où se conjuguent les règles explicites et les conduites informelles, les interactions constituent un jeu d’acteurs poursuivant des objectifs propres. Les droits de propriété, institution économique de base, confèrent aux titulaires l’exclusivité sur une ressource pour en user ou la transférer dans le but de maximiser les résultats de leurs actions. A ce titre, ils sont les stimulants des arrangements contractuels entre agents. Les institutions politiques, elles, fixent les procédures présidant à la compétition d’accès au pouvoir et les modalités de vote des citoyens. Identifiée au suffrage électoral, la démocratie est vue comme un processus de sélection de gouvernants dont la motivation consiste à profiter d’avantages que leur confère leur qualité de décideur public en termes de richesse et de pouvoir et à servir leurs intérêts. Ainsi, ils sont enclins à renforcer leurs positions en élevant le coût de réversibilité de leur stratégie. Ce comportement s’oppose, selon Acemoglu et al., à un exercice des droits démocratiques en adéquation avec les préférences individuelles. Les autorités publiques doivent mettre en place des règles permettant d’ancrer la crédibilité de leur choix et de soutenir la stabilité institutionnelle et la comptabilité des incitations à l’initiative privée. En faisant ainsi siennes les thèses de l’école des choix publics, la recherche des successeurs de North participe d’une économie politique où les institutions du marché, les règles électorales et l’impératif d’engagement crédibles de l’État signent l’absorption du développement par la théorie de la croissance.

Pour donner une assise empirique à leur réflexions, Acemoglu et ses collègues mettent en exergue une relation positive entre la qualité institutionnelle et le développement à partir des régressions de la croissance. A cet effet ils recourent à la technique des variables instrumentales en raison de l’écueil d’endogénéité qui résulte de la relation réciproque entre formes institutionnelles et croissance. Ce faisant, ils choisissent l’indicateur du taux de mortalité qu’ils considèrent comme un instrument approprié :  il est censé avoir un impact sur la variable d’intérêt, dont on vise à mesurer l’effet causal et ne pas être en corrélation avec la variable expliquée. Le retour à la causalité en économétrie aidant, cette démarche a été mise en œuvre dans l’étude de l’histoire coloniale en vue de montrer que les droits de propriété sont un déterminant primordial des performances de croissance. Les résultats obtenus par estimations à partir de l’exploration systématique de données soulignent que le taux de mortalité a une influence décisive sur le type d’implantation coloniale.

Les narrations analytiques issues des interprétations des régressions identifient deux trajectoires au moyen du couple institutions inclusives/ institutions extractives. Dans les pays où les colons étaient confrontés à une forte mortalité suite au risque de contraction de maladies tropicales, ont été adoptées des dispositions économiques et politiques encourageant l'exploitation des ressources agricoles et minières. Il s'en est suivi l'imposition d'institutions extractives caractérisées par une structure de pouvoir, une répartition des richesses et des droits au détriment des populations locales. Le faible changement institutionnel était lourd de contraintes sur la croissance et sur l’évolution des niveaux de vie. Dans les colonies en Amérique latine, Afrique et Asie, la désarticulation des structures et la dégradation des conditions sociales hypothéquaient la transition vers la démocratie. En revanche dans les pays à mortalité moindre en Amérique du Nord et en Australie, des formes inclusives ont été introduites du fait de la colonisation de peuplement par le biais de systèmes de législation instaurant des libertés économiques et des droits civils qui se sont révélés largement bénéfiques. Cet environnement a été un puissant moteur de croissance et de mutations inductrices de bien-être collectif.

Ainsi dérivée de l’analyse de l’histoire coloniale, cette opposition entre les deux institutions tient lieu de cadre interprétatif tant pour la spécification des évolutions des pays en développement que pour la compréhension des écarts de rythmes de croissance et des inégalités internationales. Comme telle, elle autorise, affirme Acemoglu dans Introduction to Modern Economic Growth (2009), d’aller au-delà des causes immédiates de la croissance et de saisir les déterminants qui garantissent l’existence d’institutions inclusives et un développement pérenne.

…aux zones d’ombre de l’angle de vue

En envisageant le marché comme la pièce maîtresse de leur grille conceptuelle, les analyses des lauréats s’appuient sur les théorèmes d'existence d'équilibre et d'optimum de Pareto du modèle d'Arrow-Debreu partageant ainsi tacitement ses présuppositions. Elles postulent en effet que les agents maximisent une fonction d'utilité ou de profit. La rationalité individuelle corrélative est la conséquence de la place éminente qu'occupe l'optimalité des allocations d'équilibre. Dans le même temps, ces allocations sont inséparablement liées à la figure du secrétaire de marché dont la fonction est de diffuser, en tant que centre organisateur, l'information sur les prix, d'enregistrer les offres et les demandes et d’orienter le tâtonnement et l'accord consécutif sur les transactions à conclure. Cette présupposition se double de la référence serrée à la loi de l'offre et de la demande en vertu de laquelle le secrétaire de marché révise les prix selon le signe des demandes nettes. Postulant que le tâtonnement est globalement stable, cette référence conduit l'approche par les institutions à considérer que les questions préalables de détermination des prix et des quantités d'équilibre sont résolues.

 Pour ancrée qu'elle soit, cette représentation du marché ne saurait être à l'abri du doute tant au plan théorique que dans son usage descriptif. Le privilège exorbitant accordé à l'efficience la conduit à escamoter les impasses logiques mises au jour suite aux débats sur la stabilité globale de l'équilibre. L'échec de la démonstration de la capacité du marché à s'autoréguler a révélé les déficiences propres à l'ajustement des prix par l'offre et la demande. Les fonctions de demande nettes agrégées ne possèdent pas les caractéristiques qui garantissent leur forme décroissante de sorte que ni l'unicité de l'équilibre ni sa stabilité ne sont assurées. Dès lors la flexibilité des prix, prônée comme vecteur d'efficience, n'est pas à même d’induire la convergence de l'économie vers un équilibre.  La présupposition du secrétaire de marché a pour corollaire la centralisation de l'ensemble des offres et de demandes. Comme telle, elle implique non seulement que les agents n'entretiennent aucune relation entre eux, mais aussi que l'exécution des transactions est suspendue à la certification ad hoc de l'atteinte d'un équilibre. Ce mode de coordination contredit manifestement les formes institutionnelles de protection des droits de propriété et des contrats qui supposent que les actions sur le marché sont décentralisées et, donc, que les agents se rencontrent. Qui plus est, l'approche par les institutions reste muette sur le déroulement des transactions en dépit de l'importance attribuée aux droits de propriété et aux contrats. Ce faisant, elle pâtit de ce que Jean Cartelier (2018) nomme le talon d'Achille de la théorie de l'équilibre général concurrentiel. Qu'il s'agisse des conditions de formation de l'équilibre ou celles de la réalisation des transactions, la référence au modèle d'Arrow-Debreu apparaît doublement inadéquate : outre qu'il y a hiatus entre la structure théorique de ce dernier et la problématique des institutions, la question fondamentale et préalable de la coordination par les prix reste entière. Selon l’historien de l’analyse économique, Charles Gide (1931), l’Économie se résume au chapitre des prix. Avec l’approche par les institutions les prix ne semblent pas avoir voix au chapitre.

L'intégration de l'optimalité parétienne dans l'étude de trajectoires historiques de croissance ménage à la normativité un poids insigne dans la mesure où elle repose sur des évaluations dont l'étalon de bien-être social est l'efficience des marchés parfaits. Il s'ensuit l'emploi d'opposés, positif et négatif, tels que la paire bonnes institutions/mauvaises institutions. Sous cet aspect, l'approche par les institutions croise des résultats issus d'une démarche proprement axiomatique et des énoncés   à caractère descriptif. Un tel procédé entremêle indûment des propositions qui sont en fait disparates. Le comportement optimisateur des agents, l'équilibre concurrentiel et l'équivalence en ce dernier et l'optimum de Pareto, purement formels, ne possèdent aucun contenu descriptif. A ce titre, ils ne peuvent être sollicités sous peine de leur attribuer une fonction qui n'est pas la leur. Ainsi, on ne saurait considérer que la dynamique de croissance caractéristique des institutions inclusives s'explique par les choix des agents et un comportement de marchés conformes à la théorie de l'équilibre général concurrentiel. De même, le caractère régressif des institutions extractives ne peut être imputé aux écarts entre leurs caractéristiques effectives vis-à-vis des propriétés des marchés parfaits. Ces limites signalent les difficultés de mise en rapport de propositions théoriques déduites axiomatiquement d'une collection de définitions et de postulats d’un côté, et des analyses de processus historiques de l’autre. De ce point de vue, il y a disparité entre les deux registres dans la mesure où un théorème aussi bien que sa chaîne de propositions n’ont à se conformer qu'à la cohérence du réseau conceptuel auquel ils appartiennent. De ce fait, il ne peut avoir une correspondance empirique ou historique. Debreu n'a-t-il pas affirmé plus d’une fois que la théorie de l'équilibre général n’est l’abstraction d’aucune réalité. 

La disparité se manifeste également dans les modalités de raisonnement. La théorie de l'équilibre général concurrentiel, construite par le langage mathématique, déroule des démonstrations qui infèrent des conséquences à partir de principes en s'aidant de propriétés antérieurement établies tandis que la spécification de l'histoire longue est ordonnée par un agencement d'arguments destiné à assurer l’acceptabilité de thèses y compris par des procédés rhétoriques. La démarche de l'analyse historique apparaît en somme largement discursive, ce qui apparente La faillite des Nations : Les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté au célèbre opuscule de Rostow, Les étapes de la croissance économique. En élargissant son lot de thèmes, elle envisage des contextes multidimensionnels au prix d’un enchevêtrement entre des emprunts éclectiques à divers champs disciplinaires, sous les auspices de la rationalité individuelle et de la perfection des marchés économique et politique, qui n'est pas sans peser sur la congruence entre les raisonnements. 

Les applications économétriques convoquées à l’appui de l’articulation entre économie et histoire n’échappent pas pour leur part à des objections. L’exogénéité de l’instrument n’est pas en effet assurée :  il s’agit en effet d’une variable, elle-même sensible au développement à travers les niveaux de vie, lesquels sont conditionnés par les revenus.   Cette entorse à la condition d’exclusion, qui stipule l’absence d’effet sur la variable à expliquer, compromet immanquablement la validité de la variable instrumentale. Même si l’on fait abstraction de ce biais, l’effet estimé des institutions reste frappé d’ambiguïté.  Établir des corrélations entre le revenu par habitant et la qualité institutionnelle moyenne reste muet sur l’ampleur de l’effet et ne peut rendre compte des écarts entre pays.

Les résultats empiriques ne sont pas, par construction, à même de fournir des preuves probantes en faveur de la primauté des institutions. L’évaluation de l’impact sur la variable d’intérêt est de part en part tributaire des procédures en jeu dans le choix et la définition des variables, du stock des données, de la quantification et des critères d’interprétation des observations. Cette fragilité légitime d’étendre le soupçon à l’analyse historique. Spécifier des trajectoires de longue période à partir de régressions omet la diversité des configurations de marché et d’institutions et tombe de ce fait dans un des pièges insidieux du regard rétrospectif recensés par Gérard Simon, « qui vient du fait qu’il juge du passé à partir de son futur alors que celui-ci n’est pas encore advenu » (2008, p.28). En témoigne avec éloquence par exemple l’extrapolation aux colonies d’Amérique latine, des institutions protectrices des droits de propriété caractéristiques des économies développées au XXème siècle.

A ces limites d’indiscernabilité économétrique s’ajoutent celles liées à la présupposition d’une correspondance obligée entre les mauvaises institutions et les contre-performances globales. L’émergence de la Chine est emblématique à cet égard. Le PIB par tête y a connu entre 1980 et 2011 un essor prodigieux : mesuré en parité de pouvoir d’achat, il a été multiplié par 33. Ces trois décennies, correspondant à des vagues successives de réformes (1979-1989, 1992-2002, 2003-…) ont été marquées par une forte croissance moyenne, de l’ordre de 10%. Ce rythme a été soutenu par un élargissement continu des capacités de production : le taux d’investissement s’établissait en moyenne à 33% et les gains de productivité ont connu une progression continue du fait du développement de l’industrie dont le poids au niveau mondial est passé de 5% en 1995 à 16% en 2010.Cette croissance s’est accompagnée de transformations structurelles. La part des activités électroniques et électriques s’est accrue au détriment des branches à faible valeur ajoutée et la structure des exportations a évolué en faveur des exportations intensives en travail qualifié. Ces performances constituent une anomalie dirimante en ce qu’elles sont le produit de mauvaises institutions (1). Les droits de propriété sont loin d’être un facteur majeur de l’efficacité institutionnelle. L’imbrication entre les secteurs public et privé, le statut des entreprises comme la structure d’incitations ne sont pas l’objet d’une codification formelle. Les modalités des privatisations sont un exemple significatif de l’ambiguïté des frontières entre public et privé et du décalage entre les dispositions légales et les pratiques dominantes L’ouverture au capital étranger et le changement de statut ont entraîné certes un rétrécissement du mode de gestion publique sans remettre en cause la prééminence de la définition des choix stratégiques par l’Etat qui s’expriment dans des discriminations à l’entrée d’entreprises dans certaines branches d’activités ou  en matière d’accès aux crédits bancaires. Du côté du financement, le contrôle du système financier par des banques publiques, permet d’assurer une allocation du crédit en fonction des objectifs industriels jugés prioritaires. Ainsi les entreprises d’Etat bénéficient de crédits à taux bonifiés tandis que les dépôts qui constituent plus de 80% des ressources bancaires sont rémunérés à des taux administrés. Cette politique de crédit, qui s’identifie à maints égards à la répression financière, s’accompagne d’une hausse taux d’épargne des ménages comme des entreprises et d’un essor continu de l’investissement. Cette combinaison de dispositifs, qui fortement influé sur le rythme de croissance, contredit l’argument de distorsions prêtées aux mauvaises institutions

D’autre part, considérer que les bonnes institutions impulsent ipso facto une croissance soutenue est discutable. Malgré la réforme des institutions des politiques monétaire et budgétaire et la libéralisation des marchés, des pays à revenu intermédiaire en Amérique latine et en Afrique ne sont pas engagés, pendant les décennies 2000 et 2010, dans une dynamique vertueuse. La progression du produit intérieur brut reste atone, volatile et faiblement créatrice d’emploi. Le déficit d’activité corrélatif s’accompagne d’une perte de bien-être social en termes de sous-emploi et d’inégalités d’accès aux services de santé et d’éducation. Il en découle un triangle malaisé entre d’un côté, la maîtrise de l’inflation et du déficit public, la réforme des institutions des marchés et une croissance inclusive de l’autre. Ce paradoxe n’a pas échappé aux mémorandums de la Banque mondiale sur le Maroc : le faible impact du changement institutionnel sur la progression du PIB est qualifié d’énigme. La dissonance de l’émergence comme l’anomalie de la croissance atone jettent le doute sur la valeur explicative de la stratégie d’identification par variables instrumentales autant que sur ses recommandations de politiques publiques.

 « La lumière projette toujours quelque part des ombres ». Cette formule de Gaston Bachelard s'applique aux conceptions de la démocratie et du développement qui innervent les recherches des lauréats. La faveur octroyée à la forme représentative de la démocratie conduit à mettre l'accent sur le suffrage électoral et à la formation d'instances législatives et exécutives chargées de promulguer des lois et décrets et de veiller à leur application. Lorsque la participation des citoyennes est prise en considération, c'est par l'intermédiaire de l'exercice de droits politiques où le vote, comme adhésion ou sanction, est tenu pour une procédure essentielle. L'association à la prise de décisions fondamentales, elle, est contrainte par la nécessité d’accommoder les institutions des politiques publiques aux choix et au comportement concurrentiel des marchés, en dehors des contingences du calendrier des élections et des préférences catégorielles ou partisanes. Ce découplage signale une tension entre les principes de démocratie et le primat du libre marché, tension issue elle-même du rôle hiérarchique des institutions économiques. Le même découplage affecte la conception du développement. Défini de bout en bout par les fonctions conférées aux institutions, celui-ci se résume à la diffusion des gains induits par les allocations de marché et à la progression du bien-être social. Dans ce contexte, les autorités publiques sont tenues de mettre en œuvre des dispositifs market-friendly. En ce sens, seules sont viables des régulations conjoncturelles fondées sur des règles préétablies de contrôle des finances publiques et de l’inflation et des actions structurelles d'intensification de la concurrence. Ces politiques de l'offre, qui s'imposent au jeu démocratique, sont censées refléter les préférences d'une société dont les agents, maximisateurs, permettent, le système d'incitations garanti par l’État aidant, l'atteinte d'équilibres optimaux. La raison profonde de ces biais réside dans le statut hégémonique octroyé au marché et son présumé équilibre. Chrystomos Mantzavinos (2008) justifie l'objet et l'identité de la nouvelle économie institutionnelle en soulignant que la théorie de la croissance endogène suppose que les décisions des agents sont parfaitement coordonnées. On peut légitimement lui adresser le même reproche. L'adossement de l'analyse des institutions à la loi de l'offre et de la demande tient pour résolu ce qui s'est apparu insoluble dans les débats du dernier quart du siècle dernier, la coordination du marché sous l'effet de la parfaite flexibilité des prix. Or, sans l’explicitation rigoureuse des mécanismes du marché, l’éclairage apporté par les institutions reste insuffisant.

+ Cet article doit beaucoup à des échanges avec Pierre Berthaud et à ses incitations à étudier l’investigation économétrique d’Acemoglu et al. et la relier à leurs narrations historiques. Il m’est particulièrement agréable de de le remercier.

  • Les arguments en faveur de cette idée sont fournis in Taouil Rédouane, « L’approche néo-institutionnaliste du développement à l'épreuve de l'émergence chinoise », Mondes en développement, n°169, 2015.

Références bibliographiques

Acemoglu Daron et Robinson James (2015), La faillite des Nations: Les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté, Paris, Nouveaux horizons.

Acemoglu Daron (2009), Introduction to Modern Economic Growth (2009), Princeton, Princeton, University Press.

Acemoglu Daron, Johnson Simon et Robinson James, (2005) « Institutions as a Fundamental Cause of Long-Run Growth », Philippe Aghion et Steven Duralauf (eds), Handbook of Economic Growth, North Holland.

Acemoglu Daron, Johnson Simon et Robinson James (2002), « Reversal of Fortune: Geography and Institutions in the Making of the: Modern World Income Distribution ». The Quarterly Journal of Economics, vol. 117, n° 4.

Acemoglu Daron, Johnson Simon et Robinson James (2001), “The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation”, Americain Economic Review, vol.91, n°5.

Cartelier Jean (2018), Money, Market and Capital, The Case for a Monetary Analysis, London, Routledge.

Gide Charles (1931), Principes d’économie politique, Paris, Editions Sirey.

Mantzavinos Chrystomos (2008), Individu institutions et marchés, Paris, Presses universitaires de France.

North, Douglass (1990), Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press.

Rostow Walt Whiltam (1962), Les étapes de la croissance économique, Paris, le Seuil.

Simon Gérard (2008), Sciences et histoire, Paris, Gallimard.

Smith Adam (1776), Recherches sur la nature les causes de la richesse des Nations, Paris, Flammarion, 1999.

Taouil Rédouane (2015), « L’approche néo-institutionnaliste du développement à l'épreuve de l'émergence chinoise », Mondes en développement, n°169.

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