La politique économique face à l’informalité

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« Le reproche [fait au Wali de Bank Al Maghrib], justifié par le fait que [ses] observations desservent l’économie nationale aux yeux d’organismes internationaux, est foncièrement irrecevable. »

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« Dieu est dans les détails » aimait à répéter Stephen J. Gould pour souligner que la narration de faits curieux ou d’anecdotes, l’exemple ou le pastiche sont susceptibles d’apporter un éclairage insoupçonné sur des questions fondamentales. Si l’on se penche quelque peu attentivement sur les déclarations du Gouverneur de Bank Al-Maghrib devant la Chambre des représentants, on ne saurait manquer de songer à ce détournement de la fameuse expression deNietzschesur les aspects diaboliquement compliqués que peut renfermer l’accessoire.

Ainsi, ses propos sur la déficience de l’information apportée par des petites et moyennes entreprises et sur les entorses au paiement de l’impôt soulèvent des interrogations d’importance rarement abordées, sinon inédites, sur les entraves qu’oppose l’informalité à l’exercice de la politique économique, et invite à réfléchir à de nouveaux frais sur les mécanismes de la transmission des impulsions monétaires de la Banque centrale autant que sur les modalités de conduite des finances publiques et de la mise en œuvre de l’instrument budgétaire.

Dissimulation de l’information et rationnement du crédit

Au-delà de l’accueil favorable ou les réserves, un fait marquant semble caractériser la réception de l’intervention du Gouverneur de Bank Al-Maghrib : le reproche d’avoir évoqué la qualité des performances globales de croissance, des déficiences du secteur et des carences institutionnelles. Ce reproche, justifié par le fait que ces observations desservent l’économie nationale aux yeux d’organismes internationaux, est foncièrement irrecevable.  Les rapports de ces mêmes organismes dressent bien le bilan de l’apathie de la croissance et des facteurs d’inefficience. Suite au débat sur le modèle du développement, le voile a été levé sur le ralentissement économique, le sous-emploi de masse, le chômage persistant des diplômés, la faiblesse de la productivité globale, les carences en matière d’éducation et de santé. Il est, par conséquent, aussi inopportun que contre-productif de manquer d’attitude critique d’autant que ce débat est loin d’avoir livré un diagnostic serré et argumenté sur ces contre-performances. De ce point de vue, l’intervention du représentant de l’autorité monétaire contient des assertions qui placent sous un vif jour ce diagnostic. Ainsi les propos sur la dissimulation de l’information comme obstacle à l’offre de crédit bancaire pointent des conduites dont la prise en compte est de nature à éclairer les rationnements financiers et leurs conséquences sur l’activité. Dans le même temps, ils mettent à mal le poncif selon lequel l’essor des petites et moyennes entreprises est obéré par des pratiques excluantes du système bancaire. Ce pur jugement de valeur exonère non seulement le comportement des PME, mais les considèrecomme victime de « la domination bancaire ». Sous cet angle, il se ramène à une somme d’opinions, impropre à fonder une interrogation sur les interactions à l’œuvre entre les emprunteurs et les prêteurs. Analyser le marché du crédit en prenant en compte la nature de l’information apportée par les entreprises conduit à examiner l’influence de l’informalité sur l’offre bancaire de financement, les décisions des entreprises, partant, sur l’activité réelle. La grille d’analyse développée par Bruno Lautier fournit des clés de compréhension de ces effets. Envisageant l’informalité à travers le rapport à la loi, elle convie à étudier le fonctionnement des institutions et le comportement des acteurs eu égard au système de lois et règlements censé commander les relations de production, d’échange et de distribution. Pareille conception s’inscrit en faux contre le découpage de l’économie en un secteur formel, indemne de toute illégalité, et un secteur informel qui ne satisfait pas aux obligations légales. En tant qu’expression d’infractions aux règles et codes édictés par l’État, l’informalité se manifeste dans les entorses aux droits des contrats, à la législation du travail ou aux droits sociaux, à la réglementation bancaire ou dans la fraude fiscale. L’imbrication entre le légal et l’illégal met en doute le partage bisectoriel. Dans ce contexte, il ne semble pas pertinent de considérer, par exemple, qu’il existe une dichotomie entre des relations de crédit informelles et des transactions financières structurées par des règles à l’abri des infractions. Il y a, à l’évidence, bien des contrastes, ils ne sauraient masquer le fait que l’informalité imprègne les mécanismes de financement bancaire comme en témoigne le défaut de conformité aux règles des demandes de crédit par les entreprises de petite taille. Du fait de l’accentuation de l’asymétrie d’informationconsécutive, la tentation de comportements opportunistes conditionne la configuration de la relation bancaire. L’information délivrée par l’entreprise ne peut servir de base à un jugement sur la qualité du projet ni sur la propension au risque. Le prêteur est ainsi confronté à une incertitude qu’il n’est pas en mesure d’atténuer par la vérification de l’information. Non seulement le contrôle est coûteux, mais il n’est pas possible de détecter le type de prêteur. Les entreprises peuvent être enclines, en cas d’obtention de financement, à consacrer le crédit à d’autres emplois que ceux déclarés ou à sous-estimer le rendement des investissements. Face à l’impossibilité d’évaluation du profil du client, la banque est amenée à appliquer des procédures d’évaluation objectives en définissant des contrats assortis de fortes garanties intégrant le risque de défaut et la contrainte de rentabilité. A l’opposé, les entreprises dont les demandes de crédit sont assises sur une information conforme à la réglementation bancaire bénéficient de conditions avantageuses en garanties comme en taux d’emprunt. La crédibilité corrélative dote les emprunteurs d’une marge de négociation qui limite le pouvoir de marché des banques, a fortiori, lorsqu’ils peuvent diversifier les sources de leur financement externe. Ce processus d’allocation des liquidités où la nature de l’information transmise par les entreprises constitue un dispositif de filtrage, se traduit par l’existence d’un marché de crédit dual. Les modalités de gestion des risques débouchent sur une différenciation en deux segments : d’un côté, de grandes entreprises qui reçoivent une large part des financements à des taux favorables à la conduite de leurs projets, de l’autre des entreprises de petite taille soumises à un rationnement qui les rend dépendantes des possibilités d’autofinancement et des crédits commerciaux. Du fait de cette configuration de l’offre bancaire, l’informalité agit tant sur le coût du crédit que sur son volume et participe de la transmission des inflexions de la politique monétaire. Les rationnements pèsent sur l’investissement et la production occasionnant un coût en termes de croissance et d’emploi. Qui plus est, l’opportunisme des entreprises participe également de l’asymétrie d’impact des impulsions de la Banque centrale. Les banques commerciales répercutent le coût de refinancement plus lors de restrictions monétaires qu’à l’occasion d’expansion. Le desserrement de la politique monétaire, intervenu suite à la baisse des taux directeurs au milieu des années 2010, n’a pas débouché sur une progression de la distribution de l’offre de crédit et de la quantité de monnaie en circulation. Le canal du crédit semble déterminé moins en amont, par la transmission du maniement du taux directeur, qu’en aval, par les anticipations des firmes bancaires et l’état de confiance. Les décisions de fixation du coût des emprunts comme la sélection des projets semblent dépendre de la perception des risques attachés à la conjoncture. Lorsqu’une faible croissance est anticipée, l’apathie de la consommation intérieure, les menaces de dégradation du pouvoir d’achat ou la contraction de l’investissement élèvent la probabilité de défaut des emprunteurs et renforcent l’intolérance aux comportements jugés risqués d’autant que la montée des créances en souffrance accentue la prudence. L’anticipation de l’insuffisance de la demande tend à exacerber les frictions financières en accentuant l’asymétrie d’information entre prêteurs et emprunteurs et la perception des risques de vulnérabilité et d’insolvabilité. Les restrictions d’accès au financement et la prévision de la décélération de la demande de leurs produits conduisentdes entreprises à réviser leurs plans de production à la baisse.  L’assouplissement monétaire, les comportements opportunistes aidant, durcit les conditions d’octroi du crédit.

Entorse à l’emprise fiscale et espace budgétaire

En abordant la question de l’informalité fiscale, l’intervention du Gouverneur de la Banque centrale attire l’attention sur les restrictions qu’impose la perte de recettes publiques sur les arbitrages budgétaires et, du même coup, sur la capacité de l’État à garantir de l’égalité devant l’impôt et à ancrer sa légitimité par le renforcement du consentement des contribuables et du contrepoids à la pression de groupes privés.

« Rien n’est moins sûr en ce monde hormis la mort et les impôts ». L’observation de lastructure des prélèvements obligatoires ne semble pas conforter cette maxime de Benjamin Constant. 50% des recettes de l’impôt sur les sociétés, de l’impôt sur le revenu et de la taxe sur la valeur ajoutée sont seulement issus de 140 entreprises. 70% des versements au titre de l’impôt sur le revenu provient des salariés et seulement 5% de l’impôt sur le revenu professionnel. Cette déformation correspond au mode de prélèvement. La contribution moyenne des salariés, soumise à la ponction à la source, est cinq fois plus importante que celle des professionnels dont les déclarations relèvent de la procédure déclarative fondée sur la latitude du contribuable de fournir lui-même sa base imposable. Cette procédure, largement dominante, ne décourage guère la tentation de minorer les recettes et de gonfler les charges et autres contournements. L’entorse à la loi subséquente affecte le montant des recettes comme le révèlent les bases d’informations fiscales et patrimoniales. La taxe sur la valeur ajoutée pâtit de pratiques frauduleuses. Moins de 1% desentreprises reversent 70% des recettes au Trésor et 73% des déclarations ne donnent pas suite au paiement. L’impôt sur les sociétés est bridé par la prépondérance des déficitaires chroniques : le nombre de déclarations de résultats atteint 67%. S’agissant de l’impôt sur le revenu professionnel, la contribution des professions libérales est inférieure à 2% des recettes. De l’autre côté, la moitié des professionnels ne déposent pas de déclarations de revenus. L’impôt par forfait, dont le montant est fixé indépendamment de la capacité contributive, occasionne des pertes de ressources pour l’État en tant il favorise les faux forfaitaires.

L’informalité fiscale influe sur le pilotage de la politique budgétaire et, par conséquent, sur la demande globale et la croissance de long terme. Les sous-déclarations de revenus, la surestimation des déductions, les fausses facturations, le détournement de la taxe sur la valeur ajoutée resserrent la contrainte budgétaire de l’État en pesant sur le financement des dépenses entraînant ainsi le recours privilégié à l’emprunt. Le déséquilibre des finances publiques qui en résulte impose une discipline stricte d’autant que le contrôle du déficit est soumis à la règle du seuil de 3% du PIB. Cette orientation apparaît inappropriée tant à l’amortissement des fluctuations conjoncturelles qu’à la redistribution au moyen de transferts sociaux. Ce défaut de réactivité est renforcé par le faible jeu des stabilisateurs automatiques. Si l’assiette fiscale est sensible au cycle d’activité, il n’en est guère pour les dépenses faute essentiellement de protection contre les risquesde pertes de revenus et d’emploi. En cas de contraction de l’activité, la variation spontanée du budget ne participe pas à l’atténuation de la volatilité de la production.

Faute d’une utilisation contra-cyclique des actions budgétaires, le ralentissement de la demande renforce l’atonie de l’économie. Dans le même temps, le sous-investissement dans les services éducatifs et de santé ne favorise pas la croissance potentielle à travers l’élévation de la productivité globale à long terme. Dans ces conditions, l’extension de la capacité d’action du décideur public, dont les réponses à la crise sanitaire ont révélé la nécessité, passe par la lutte contre l’informalité. La réduction de la tolérance des entorses à l’emprise fiscale et le renforcement des contraintes incitatives au respect du droit sont de nature à élargir l’espace budgétaire que le FMI définit comme étant la marge dont dispose l’État pour affecter les ressources à des dépenses sans compromettre sa position financière. La mobilisation de cet espace permet de lisser les fluctuations de la production et de l’inflation et de réduire leurs incidences négatives sur la croissance à long terme qui se manifestent dans des effets d’hystérèse de la demande globale. L’augmentation de la levée des ressources peut également contribuer à la redistribution des ressources et servir des objectifs d’équité. Les inégalités dues à la persistance du rationnement de l’accès à l’emploi, au caractère massif du chômage des jeunes, à l’extension de la vulnérabilité et aux disparités d’accès aux services d’éducation justifient à l’évidence l’engagement d’actions redistributives. Les dépenses publiques sont à travers les transferts de pouvoir d’achat et les prestations des vecteurs primordiaux d’atténuation des écarts de revenu et d’élévation du potentiel des stabilisateurs automatiques.Le renforcement de la capacité à juguler la soustraction à l’emprise fiscale est dans ces conditions en mesure d’éviter les biais de la subordination de la politique budgétaire à des règles prédéfinies. L’ampleur de la crise actuelle ne suggère-elle des inflexions dans ce sens ?

« La difficulté – écrit Wittgenstein- c’est de nous rendre compte du manque de fondements de nos croyances ». Le poncif de la segmentation de l’économie en deux secteurs : l’un formel et l’autre informel est exemplaire de cette tendance à s’attacher à des représentations aux bases fragiles. Les considérations du Gouverneur de Bank Al-Maghrib offrentune matière à réflexion qui plaide pour le réexamen de la relation entre les institutions, le comportement privé et l’exercice de la politique économique.  Les retombées de la crise sanitaire et les réponses du décideur public ont jeté une lumière crue sur l’étendue de l’informalité. La mise en œuvre de mesures d’aide aux salariés au chômage et l’application des critères d’éligibilité aux financements bancaires ont bien mis en exergue les manquements à la législation du travail et aux droits à la protection sociale ouvrant ainsi une fenêtre d’opportunité quant à l’analyse des canaux par lesquels le contournement des contraintes édictées par les institutions affecte les décisions publiques.

Professeur à l’université Grenoble Alpes.

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