Pandémie
''Pars vite, loin, et reviens tard'' : cette ''distanciation sociale'' qui nous bouscule
Après le confinement, la distanciation physique est devenue cruciale pour cantonner le coronavirus et empêcher une deuxième vague. Cette "mesure barrière", inédite dans le monde contemporain, vient bousculer la proximité qui régit nos rapports sociaux et interroge les chercheurs.
Dans de nombreux pays, la population est passée d'un confinement "chez soi" à un confinement "sur soi": des retrouvailles mais à distance, sans embrassades, ni rassemblements, des rues privées de l'effervescence des foules.... Notre instinct grégaire est mis à mal.
"Pourquoi mettre une distance ? Pour éviter le contact: le mot ``contagion`` vient du latin ``contagio`` qui renvoie au toucher", explique à l'AFP Anne-Marie Moulin, médecin et historienne. "Mais chez les auteurs anciens déjà, la contagion s'étendait aussi" aux particules que nous pouvons émettre autour de nous, poursuit cette chercheuse CNRS au laboratoire SPHERE.
Le Covid-19 se transmet par postillons, un nuage de gouttelettes contaminantes émanant du malade, et puisqu'il n'existe encore ni traitement ni vaccin, limiter les contacts est la seule option - avec le masque et le lavage des mains - pour contrôler l'infection.
Cette idée d'éloignement résonne avec des pratiques ancestrales de lutte contre les pandémies comme la peste.
L’aphorisme ancien "Pars vite, loin, et reviens tard", rappelle que la fuite était la première stratégie, avant la mise en quarantaine.
La distanciation était aussi "imposée aux lépreux au Moyen-Âge, qui se déplaçaient avec une cliquette pour éloigner les passants", rappelle Anne-Marie Moulin.
La ville en question
Traduction de l'anglais, le terme "distance sociale" fut utilisé dès 1918 pendant la pandémie de grippe espagnole, dans le Missouri, quand le médecin Starkloff décida d'interdire les rassemblements de plus de 20 personnes.
Le mot de "distanciation", lui, est apparu dans les années 1960, mais pour parler de l'écart entre classes sociales, rappelle l'économiste Marie-Claude Villeval. "Ce qui est inédit aujourd'hui, c'est que même au sein de son propre groupe, on doit se distancier", observe-t-elle.
L'essence même du groupe s'en trouve questionnée, ce qui "bouscule la nature même de la ville, et le pourquoi de son maintien", analyse la géographe Lise Bourdeau-Lepage. Car "une des origines étymologiques du mot ville``wiek``, signifie le groupe, le clan, et qu’un urbain peut se définir comme une personne capable de mettre son pas dans le pas de l'autre", souligne la géographe urbaine.
"Si on n'a plus la possibilité d'être en proximité géographique, par exemple dans ces lieux emblématiques que sont les cafés ou les marchés, notre perception de la ville risque de changer", selon elle.
Va-t-on assister à un "retour du mouvement hygiéniste" qui inspira le baron Haussmann pour rebâtir Paris ? Va-t-on penser "un aménagement différent, pour pouvoir marcher par exemple sur des trottoirs plus larges ?", s'interroge la géographe.
L'épidémie a aussi révélé une sensation nouvelle : le besoin d'autrui et le contact physique, jusqu'ici comblés, analyse Marie-Claude Villeval. "Est-ce qu'après l'épidémie on va rechercher davantage la présence de l'autre, ou est-ce qu'elle aura introduit une défiance généralisée ? Est-ce que les gens se referont la bise, ou est-ce qu'ils adopteront une nouvelle norme ?"
Repli ou solidarité ?
Pour y répondre, son laboratoire d'analyse et de théorie économique a démarré une étude auprès de 400 volontaires, soumis à des jeux expérimentaux "où l'on introduit une distance artificielle qui génère des changements de décision".
A l'origine de cette étude, deux hypothèses contradictoires: soit le repli sur soi imputable à l'isolement va réduire la cohésion sociale, en encourageant des comportements plus égoïstes; soit le sentiment de manque va renforcer les solidarités.
Des études précédentes ont montré une hausse de la générosité après des chocs, comme les attentats du 11 Septembre 2001. Difficile de comparer avec aujourd'hui, "puisqu'il n'y a pas d'ennemi", mais il se peut, selon la chercheuse, "que la confiance progresse si la majorité respecte les mesures barrière, car la solution va venir d'autrui".
Tout le monde n'est pourtant pas logé à la même enseigne pour appliquer la distanciation. Certains redoutent qu'elle creuse les inégalités sociales.
La contrainte diffère notamment selon la densité de l'habitat urbain. "Dans les quartiers bourgeois, les avenues sont plus larges, le déconfinement y est plus facile que dans les quartiers denses", constate Lise Bourdeau-Lepage.
Les différences culturelles jouent également. Dans de nombreux pays d'Afrique, il est par exemple "plus complexe de limiter les relations sociales pour raisons sanitaires", observe l'anthropologue de la santé en Afrique de l'Ouest, Yannick Jaffré.
La "proxémie (le rapport aux distances socio-culturelles, NDLR) - y est beaucoup plus intense, avec une culture tactile forte", analyse ce chercheur. "Il existe un système d'obligation sociale plus important dans les familles, qui demande à être dans l'accueil, quand la distanciation demanderait une régulation rationnelle des visites. Ce sont des mouvements contraires".