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Bouabid, Ben Barka, voire Benkirane : Arabotisans contre froncotisans ou le discours des huitres
Ce n’est pas une question exclusive à la langue arabe, mais pourquoi qu’à chaque fois que le sujet des langues vient à l’ordre du jour on assiste à des crispations frôlant la belligérance civile ? Pour cerner correctement la problématique, il est utile et nécessaire de préciser que l’arc-boutement ne se fait pas uniquement contre les langues exogènes (français, anglais ou autre), mais n’épargne pas non plus les langues originaires. On l’a vu lorsque la revendication amazighe a commencé à se faire insistante, une forte résistance des arabotisans (partisans imperméables de l’arabe) s’est automatiquement déclenché. Ils n’ont voulu la percevoir que comme une énième manœuvre coloniale et une menace sur l’identité nationale que pourtant la constitution du pays s’est fait un devoir de définir comme l’expression d’une riche confluence. La même posture est adoptée quand il s’agit – a fortiori – du français et, dans une moindre mesure de l’anglais, tant qu’il ne constitue pas une menace imminente.
Le débat actuel sur les langues de l’enseignement des matières scientifiques qui est tout sauf fertile, observe obstinément le même schéma de guerre des tranchées entre les partisans irréductibles de la langue exogène, ici française, et les défenseurs névrosés de la langue arabe. Ensemble, ils obéissent à une même et seule règle : le dialogue des huitres sur les étals des poissonnières, hermétiquement fermés l’une à l’autre. Tellement que de la même manière qu’un amazighetisan verra systématiquement un colon venu de la lointaine Arabie dans l’arabotisan, celui-ci ne percevra à son tour le francotisan que comme un reliquat du colonialisme et un agent de l’aliénation. Embastillés dans cet axiome, le débat et l’échange s’articulent autour d’idéologie contre idéologie et s’avèrent de ce fait impossibles. Pour la simple et mauvaise raison que l’on n’est plus dans la quête des moyens de développement mais dans le rejet de l’autre et la défense de l’identité qui contraint à décliner des préconçues comme des évidences qui vont de soi. On en a vu récemment quelques spécimens parmi les erratiques perdus au sein de ce machin appelé l’union mondiale des oulémas qui a vu dans la déclamation d’un Allahou Akbar sur fond musicale philharmonique, voire dans la visite du Papa au Maroc l’errance d’un apostat.
Les islamistes face au dollar américain
On n’a pas besoin de passer par Barthes pour admettre qu’il n’y a pas de langue neutre, passive ou innocente. Mais il appartient à son locuteur d’en prendre conscience et d’en neutraliser la potentielle toxicité. A cet acte volontaire d’autonomisation par rapport à la charge de la langue, lss arabotisans préfèrent le recours aux charlatanesques gris-gris identitaristes qui n’ont dans aucun cas été payants L’identitarisme poussé à l’excès est fatal. Et il est malheureux qu’il ne peut se concevoir que dans la conflictualité. Tout en s’en défendant, les potentats incultes arabo-islamistes apportent leur tribut vénéneux au « Choc des civilisations » cher à Samuel Huntington et repris à leur compte par les islamophobes et les suprématistes qui sévissent en Occident.
Par myopie idéologique, le chemin parcouru par l’humanité vers la convergence est occulté sous l’injonction d’un oukase ou d’une fatwa sans autre forme d’examen. Face à cette clôture on ne saurait trop conseiller la lecture, fut-ce d’un seul chapitre, celui consacré à la Civilisation par Yuval Noah Harari dans son ouvrage 21 propositions pour le XXIème siècle. Pour illustrer l’homogénéité de l’humanité contemporaine, Y N Harari liste plusieurs exemples édifiants dont celui-ci des plus éloquents : « Quand l’Etat islamique a conquis plusieurs parties de la Syrie et de l’Irak, il a tué des milliers de gens, démoli des sites archéologiques, renversé des statues et systématiquement détruit les symboles des régimes antérieures et de l’influence culturelle occidentale. Mais quand ses combattants sont entrés dans les banques locales et y ont trouvé des stocks de dollars américains ornés des visages des présidents américains et de slogans en anglais louant les idéaux politiques et religieux des Etats Unis, ils n’ont pas brûlé ces symboles de l’impérialisme américains. » Car devant le billet vert l’identitarisme s’efface par enchantement. Plus loin et moins anecdotique, Y N Harrari constate que « de nos jours les gens instruits à travers le monde croient exactement les mêmes choses sur la matière, l’énergie, le temps et l’espace. Il en déduit ainsi que si « nous avons encore des religions et des identités nationales différentes », nous procédons, à des nuances près, de la même manière « quand il s’agit de construire un Etat, une économie [ou] une bombe ». Sans pour autant trop perdre de notre spécificité.
Les identités meurtrières
Il s’avère de cette manière que ce n’est pas parce qu’on a épousé le modèle universelle de l’Etat érigé par l’Occident ou qu’on a été enseigné dans une langue autre que la maternelle que l’on est condamné forcément à l’aliénation ou poreux à ce qui détruit le soi. Dans un entretien-vidéo de bonne facture avec Hespress, Hassan Aouride développe contre ce préjugé deux exemples éloquents qui dispensent de tout argumentaire : Abderrahim Bouabid comme Mehdi Ben Barka ont été formés dans la langue de Molière par les héritiers de Corneille. Pour autant ce cursus en a-t-il fait des aliénés ?On y ajoutera, à leur antipode, le modèle frappant et très actuel de Abdalilah Benkirane qui a mis en équation son frère El Othmani pour le contraindre au rétropédalage dans le processus d’adoption de la loi-cadre sur l’enseignement. L’ancien chef du gouvernement appartient à une génération qui a fait pratiquement toute sa scolarité en français. Sur plus de trente heures d’études par semaine, seulement moins d’un tiers était en arabe (l’arabe, l’éducation civique et l’éducation religieuse). Benkirane en est-il sorti un aliéné ? Si oui, certainement pas dans le sens où lui et ses amis l’entendent pour les francotisans.
Au lieu de rester le socle sur lequel s’architecture la diversité de l’Etre ainsi que les ouvertures impératives à son développement et au développement tout court, l’identitarisme se mue en frein à l’épanouissement, en outil de régression et en sujet de confrontations. Le libano-français, ou franco-libanais Amine Maalouf en est arrivé dans une exploration fort intelligente à l’identifier dans ces cas-là comme meurtrier. L’un des constats d’une évidence déconcertante de son ouvrage Les Identités meurtrières est que « l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, [mais] se construit et se transforme tout au long de l'existence. » Elle n’est donc pas immuable. De façon égale, il souligne les dangers que recouvre la rupture du cordon ombilicale avec la langue maternelle, en même temps qu’il attire l’attention sur les risques que comporte l’enfermement paralysant dans une mentalité d’agressé. Il n’absout pas l’Occident dominant de ses torts et travers, mais met en garde contre le rejet de la modernité et des outils qui y donnent accès. Sans doute Amine Maalouf avance-t-il des pistes et des idées généreuses qui peuvent paraitre empreintes d’angélisme. Il n’en demeure pas moins qu’en dépit de la consubstantialité de l’identité à l’individu, il n’y a point de salut en dehors de l’émancipation de ce que l’identitarisme a de bloquant et désertifiant.