Le mythe de l'autodétermination tel que démonté par Abderrahmane El Youssoufi* et Omar Benjelloun* - Par Abdelhamid Jmahri

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De D à G : Abdeslam Bourquia (PPS), Abderrahman El Youssoufi, Omar Benjelloun et Malek Jadaoui (USFP) en 1975 à l'Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques à Moscou, à l'époque de l'Union soviétique. La conférence avait réuni 70 pays, en plus du du Comité de décolonisation des Nations Unies, des organisations internationales intéressées par la décolonisation et du Conseil mondial pour la paix.

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Nous pourrions faire preuve d’indulgence et donner crédit de bonne foi aux intentions pour dire que la question du Sahara marocain a duré si longtemps que de nombreuses personnes, y compris des Marocains ainsi que des chercheurs et des commentateurs politiques, en ont oublié les débuts et les prémices, délibérément déclenchés. À tel point qu’un grand et profond oubli tente de réduire la question du Sahara à des querelles diplomatiques, qui occultent les fondements historiques et géopolitiques du débat. Peut-être que M. Aziz Ghali s'est engouffré dans les plis de cet oubli pour établir une distinction entre le point de vue des juristes et défenseurs des droits humains, et celui de la politique, de la géopolitique et de l'histoire qui sont à l'origine de la question.

Prolégomènes 

Il se peut que M. Ghali ait omis, pour une raison ou une autre, volontairement ou par inadvertance, qu'une partie de la stratégie algérienne repose sur précisément le déni de l'histoire pour lui substituer le ‘’droit international’’ censé régir l'ordre mondial qui a émergé à la fin de la deuxième guerre mondiale, et pris ses aises avec la décolonisation.

Le président de l'Association marocaine des droits de l'homme laisse entendre, plus explicitement qu’implicitement, que le problème se résume à l'existence d'un "peuple" (qu’il ne nomme pas clairement), privé de son droit à "l'autodétermination", attendant des Nations Unies d'organiser la mise en œuvre de ce droit. Il sous-entend également que ce droit devait être organisé par un référendum, mais que cette option a été abandonnée à cause de son impossibilité pratique, laissant l'autodétermination en suspens comme principe, jusqu'à ce que le Maroc ouvre une porte de sortie en proposant le plan d'autonomie.

Nous ne serions ni excessifs ni injustes envers ceux qui adoptent de telles déclarations si nous disons que dans leurs interstices réside l'idée de l'existence de ce "peuple" (dont l'existence n'a jamais été prouvée) qui était "sur le point de réaliser le rêve d'un référendum proposé par la puissance coloniale, l'Espagne dictatoriale de Franco (exactement en 1966), à l'instar de la France avec l'Algérie. C'est cette référence implicite que défendent les Algériens, les partisans du Polisario (ou ce qu'il en reste) ainsi qu’en filigrane les déclarations du président de l'Association marocaine des droits de l'homme. Sachant pertinemment qu’ils ne font qu’à vouloir faire revivre a posteriori le projet des forces de l’occupation franquiste.

Les forces de gauche et progressistes marocaine savaient qu'un énorme effort les attendait pour définir le véritable sens et la réalité de l'autodétermination. Elles comprenaient, et comprennent encore, que certaines forces de la gauche internationale croient naïvement en cette idée comme un héritage progressiste. C'est pourquoi d'énormes efforts ont été déployés dans une lutte de clarification des concepts, ou plutôt pour "décoloniser les mentalités, parallèlement à la décolonisation des territoires". 

Dans ce contexte, le plaidoyer du regretté grand Abderrahman El Youssoufi, en 1975, devant les progressistes de 70 pays, nous sera d’un grand secours !

Le premier affrontement entre les progressistes marocains et les représentants du régime Boumediene dans un forum international sur l'autodétermination s'est déroulé entre le 17 et le 19 septembre 1975, lorsque les progressistes marocains ont rencontré ceux du monde entier à l'Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques à Moscou, à l'époque de l'Union soviétique. La conférence a réuni 70 pays, en plus du Comité de décolonisation des Nations Unies, des organisations internationales intéressées par la décolonisation et du Conseil mondial pour la paix.

Parmi les sujets à l'ordre du jour figuraient deux questions qui ont suscité un débat et une discussion houleuse : la question de l'Égypte, qui préparait l'après-guerre d'octobre 1973, et la question du Sahara. C'était la première fois qu'un affrontement ouvert avait lieu entre les progressistes marocains, représentés à l'époque par Abderrahman El Youssoufi, Omar Benjelloun et Malek Jdaoui* pour l'Union socialiste des Forces Populaires (USFP) et Abdel Salam Bourkia* (père de la réalisatrice marocaine Farida Bourkia) pour le Parti du progrès et du socialisme (PPS). En face il y avait les représentants du régime algérien, dirigés par Cherif Messaadia, premier responsable du Front de libération nationale, parti au pouvoir à l'époque, et Ammar Ben Toumi, bâtonnier des avocats algériens. 

Cet affrontement s'est déroulé lors d'un rassemblement international, en particulier au sein d'une réunion des mouvements progressistes du tiers-monde. Dans leur plaidoyer vigoureux, les deux partis marocains, représentés par El Youssoufi, ont développé une analyse approfondie du concept d'"autodétermination", tel qu'il était défendu par les forces progressistes dans les débats publics et les forums internationaux, notamment aux Nations Unies.

Le modèle vietnamien

De la plaidoirie d’El Youssoufi, il apparait que la lutte pour la libération nationale et particulièrement celle du peuple vietnamien, qui était un modèle en la matière, a contribué de manière significative à l'établissement de normes juridiques internationales contemporaines, notamment en se référant à l'Accord de Genève de 1954 et à la résolution adoptée en 1960 par les Nations Unies à ce sujet. Les États-Unis avaient voté contre cette résolution, en particulier contre ses paragraphes 2 et 6, tous deux étroitement liés au concept d'autodétermination. Le deuxième paragraphe stipule que "les peuples ont le droit de décider de leur sort et de déterminer librement leur statut politique pour réaliser leur développement économique, social et culturel". Le sixième paragraphe ajoute que "toute tentative de saper partiellement ou totalement l'unité nationale et l'intégrité territoriale de tout pays est incompatible avec les objectifs et les principes de la Charte des Nations Unies".

Au nom des autres participants, El Youssoufi s'est appuyé sur les travaux juridiques de l'éminent professeur vietnamien Nguyen Ngoc Hoa, qui affirme que "le droit à l'autodétermination ne peut contredire le droit à l'indépendance et à la souveraineté, ni nuire à l'unité nationale, qui est l'un des droits les plus fondamentaux". Ce professeur vietnamien, fort de son expérience concrète, a mis en garde contre les risques de manipulation et de détournement de ce principe par les anciennes puissances coloniales. Il souligne que l'expérience vietnamienne démontre que la question nationale, à notre époque, consiste essentiellement à soutenir la lutte contre le néo-colonialisme.

Ironie du sort, la résolution onusienne a été adoptée à l'époque de la grande lutte du mouvement de libération nationale algérien. El Youssoufi a rappelé, dans ses plaidoyers, que "la France limitait l'entité algérienne aux régions du nord et refusait toute discussion sur la question du Sahara (algérien s'entend)". Lorsque les négociations à Lugrin (en France, sur les rives du lac Léman) entre la France et le Front de libération nationale se sont interrompues, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté la résolution 1724, appelant à" la reprise des négociations pour garantir le droit du peuple algérien à l'autodétermination, dans le respect de l'unité et de l'intégrité territoriale de l'Algérie".

Dans le cadre de ces batailles juridiques et politiques liées à la libération des peuples et des nations, le raisonnement défendu par les mouvements de libération en Afrique, en Asie et en Amérique latine, ainsi que par leurs élites dirigeantes, était que le sixième paragraphe "préserve le droit des pays divisés par le colonialisme à réunifier leurs territoires nationaux". Cela s'applique totalement et précisément au Maroc, compte tenu de la colonisation partagée entre deux forces d’occupation, en plus de l’internationalisation de Tanger, qu'il a subie. 

Les progressistes marocains ont considéré que le peuple vietnamien était le pionnier de cet accomplissement, qui est considéré par la majorité des experts et observateurs comme la pierre angulaire du droit international contemporain tellement le peuple vietnamien a mené des combats acharnés pour son indépendance et l'unification de ses territoires.

La référence au Vietnam n'était pas seulement un signe d'admiration, de reconnaissance et de respect, mais renvoyait aussi à l'idée que « le peuple vietnamien a été forgé par les luttes pour l'existence, tout comme le Maroc ». Ainsi, le Maroc, selon le discours de sa délégation, a mené des batailles pendant quatre siècles pour l'unité de ses terres, en commençant par les colonisations portugaises, suivies par celle des Espagnols, puis par les colonisations française et espagnole combinées. Ces luttes ont été menées « par le peuple, parfois contre ou en dehors des autorités officielles qui se sont inclinées à plusieurs reprises devant les forces coloniales et ont accepté leurs conditions ».

L'un des points centraux de ce plaidoyer a mis en lumière les stratagèmes sournois utilisés par le colonialisme à l'époque. Abderrahman Youssoufi a déclaré : « Le néocolonialisme utilise avec une extrême perfidie le principe de l'autodétermination. Ainsi, ce principe devient ici un prétexte et une échappatoire, même pour le fascisme espagnol. Nous pensons qu'il est temps de revenir à la signification que les peuples en lutte donnent à ce principe ».

La lutte de Libération décide de l'avenir avec les armes

Dans son plaidoyer, El Youssoufi a évoqué deux points essentiels liés à la lutte armée du peuple marocain pour la libération du Sahara :

Le premier point concerne la décision prise par le Conseil national de la Résistance en août 1956 à Rabat. Celui-ci a décidé de poursuivre la libération du Sahara malgré les hésitations des autorités officielles. Le second est la formation de l'Armée de Libération.

Il a cité comme référence l'auteur Christine Garnier, qui, bien que critique envers le Maroc, reconnaît dans son livre ‘’Le désert fertile : Mauritanie, un nouvel État’’ que des hommes venus de "toutes les tribus marocaines avaient rejoint l'Armée de Libération". Elle décrit ces hommes comme "marqués par des années d'activités clandestines, incapables de déposer leurs armes malgré l'indépendance formelle du Maroc. Parmi eux se trouvaient des Rifains, des Berbères de l'Atlas moyen, des Tafilaltiens, des Algériens du Front de Libération Nationale, et d'autres des tribus sahariennes, notamment les Rguibat". Elle note que ces hommes constituaient une véritable force de combat.

 La lutte pour le Sahara (1957-1958)

El Youssoufi conclut en déclarant que même selon des sources hostiles, le Maroc a mené une lutte unifiée impliquant toutes les régions du pays, du nord au sud. L'Armée de Libération a réussi à libérer le Sahara entre 1957 et 1958, forçant les troupes espagnoles à se replier sur les côtes, loin des terres sahariennes. Et sans l'opération militaire dite "Écouvillon" menée par la coalition franco-espagnole, la question du Sahara ne serait pas aujourd’hui à l’ordre du jour.

Et si l'Espagne avait été contrainte, en fin de compte, d'abandonner Ifni en 1969, elle n'a toutefois pas appliqué les résolutions de l'Assemblée générale concernant le Sahara. En effet, à partir de 1969, elle a refusé de voter ces résolutions, car le franquisme, en collaboration avec les monopoles impérialistes, préparait l'exploitation des mines de phosphate découvertes à Bou Craa. Il a fallu l'effondrement du régime fasciste au Portugal et le lancement du processus de décolonisation en Afrique pour que le colonialisme fasciste espagnol manœuvre en adoptant, à son compte, le slogan de l'autodétermination, du référendum, etc. 

Face à cette nouvelle manœuvre coloniale qui porte atteinte aux droits fondamentaux du Maroc et au droit des habitants du Sahara à une véritable autodétermination, et face aux situations et positions sur lesquelles le franquisme a pu s'appuyer pour apparaître comme un défenseur de l'autodétermination des peuples, le conférencier a rappelé deux vérités fondamentales et évidentes :

  1. Les stratégies coloniales, même déguisées sous le prétexte d'autodétermination, restent colonialistes.
  2. Ce ne sont pas les décisions des administrations coloniales qui créent des peuples ou des nations, mais la lutte des peuples contre le colonialisme et l'agression étrangère.

Résultats du congrès afro-asiatique (17-19 septembre 1975)

Le congrès a adopté une résolution claire stipulant que : « Le 12ᵉ conseil de l'Organisation de Solidarité des Peuples Afro-Asiatiques, tenu à Moscou du 17 au 19 septembre 1975, soutient la lutte du peuple arabe au Maroc pour la libération du Sahara et des villes marocaines encore sous domination espagnole. »

Cette déclaration a provoqué une confrontation qui a fait monter au créneau Omar Benjelloun, et Malek Jdaoui*, envoyés pour contrer le complot algérien visant à supprimer la référence au Maroc de la déclaration. Ce complot visait à universaliser la référence au "peuple arabe" et à légitimer des intérêts autres sous le label de ‘’parties concernées’’ dont bien naturellement et en premier lieu l'Algérie.

De la trahison et la divergence :  Cinq réflexions sur l'autodétermination et la démocratie

  1. Il se peut que l’un d’entre nous choisisse d’effacer de sa mémoire et de sa pensée toute référence à l’Armée de Libération qui a réussi à libérer l’ensemble du territoire de la région saharienne en 1958, ainsi que les références de la Résistance et du Mouvement national dans leur globalité, en initiant une idéologie juridique (une sorte de « léninisme légal »). Cela peut le rendre étranger, pendant plus d’un demi-siècle, aux références de liberté dans son propre pays. Cependant, il est bien connu que les Nations unies ne disposent que de lieux pour secourir les réfugiés, les victimes des migrations mais pas pour les sans-abris idéologiques !
  2. Le droit à l’autodétermination, même selon l'expérience des Nations Unies, peut prendre plusieurs formes. Parmi ces voies, il y a celles que propose notre pays, le Maroc, et celles que proposent d'autres parties. Dans ce cadre, tout un chacun est libre de se créer une appartenance internationaliste, mais cette internationnalisme  ne lui offrira jamais une patrie !

Ceci étant, les Marocains estiment qu'il est difficile qu'eux et leur adversaire aient tous raison, en même temps dans une même et seule affaire conflictuelle. Dès lors, ce principe du droit à l'autodétermination, bien que noble dans sa forme, devient stérile dans son essence, en raison de l'histoire, de l'évolution de la problématique et du changement des porteurs de ce projet : comme ce régime militaire oppressif, déséquilibré sur les plans politique et idéologique, qui n'ose pas offrir à son propre peuple une autodétermination démocratique; dont il se réclame sans vergogne par ailleurs.

-3. Nul besoin d'accuser de trahison... celui qui s'est lui-même trahi !  

La démocratie n'a pas besoin de ceux qui ne croient pas en la patrie pour exister, car il n'y a pas de démocratie sans une terre nationale. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait des individus qui renient leur patrie pour que la démocratie se réalise. Le temps nous a appris que ce type de personne n'est convaincu d'aucune forme de démocratie bénéfique pour la patrie. En réalité, elle n'est souvent pour eux qu'un tremplin ou une tribune pour contrarier la nation, sans que cela ait le moindre "retour sur investissement démocratique "dans l'humain.  

Avec un demi-siècle d'expérience dans le pluralisme — pour ne pas dire démocratie —, avons-nous constaté une quelconque contribution au renforcement du tissu démocratique, à commencer par l'intérieur même de ce système ?  

-4. La constitution peut vous retirer ce que la démocratie vous accorde. À ce titre, il serait pertinent d'examiner la question des Catalans en Espagne : entre l'expression d'une revendication séparatiste, son droit théorique, d'une part et l'interdiction de son référendum, une décision légitimée par l'autorité de la loi émanant de la constitution, d'autre part.  

Néanmoins, il faut le préciser, l'interpellation au nom de la nation, patriotique donc, ne signifie pas ici faire appel  à l'autorité, à la violence légitime ou à la force de la loi. Absolument pas, et cela ne devrait jamais l'être. Ce ne doit pas être une doctrine du pouvoir pour résoudre un problème idéologique que la société elle-même est tenue de résoudre.  

-5. L'autodétermination "léniniste" a été utilisée dans les années 1970 d'une manière qui faisait de Lénine un serviteur de Franco l’ennemi irréductible du léninisme. Et voilà qu’aujourd’hui, certains veulent vassaliser Lénine au service ... de Said  Chengriha !

* - Abderrahman El Youssoufi, (1924 – 2020), avocat homme d'État marocain, il fut le Premier ministre du gouvernement de l’alternance du Maroc (1998 – 2002). Militant du mouvement national contre l’occupation française dès sa tendre jeunesse, il a été ensuite l’un des leaders fondateurs de l’Union Nationale des Forces Populaires puis de l’Union Socialiste des Forces Populaires.

 - Omar Benjelloun (1936. – 1975), syndicaliste, ingénieur, avocat et journaliste marocain est l’un des leaders les plus en vues de l’UNFP puis de l’USFP. Il a été assassiné à Casablanca par la Chabiba Islamiya.

 - Malek Jdaoui (Abdelmalek El Jeddaoui), ( - 2023), universitaire,  a été l’un des grands cadres politiques de l’USFP, d’abord au niveau de la jeunesse et des étudiants avant que son champ d’action n’englobe l’ensemble de l’activité de son parti. Il a été notamment ambassadeur du Maroc à Stockholm en Suède de 1999 à 2000 et à la Fédération de Russie de 2000 à 2005.

 - Abdeslam Bourquia (1917 – 2003) est avec Ali Yata l’un des fondateurs du Parti Communiste Marocain, qu’il accompagnera sous ses différentes appellations (PLS, PPS), jusqu’à son décès. Il a notamment dirigé la revue culturelle et idéologique Al Mabadi’e.

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