Le gouvernment et le projet de loi 22-20 : la mal-gouvernance, encor...

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A. Ouahbi, SG du PAM et M. Ramid, ministre des Droits de l’Homme dans l’intimité législative du chef du gouvernement S. El Othmani

Cet entretien dans lequel Mustapha Sehimi revient et analyse la spirale politique enclenchée par le projet de loi 22-20 sur les réseaux sociaux, est la version originale en français de l’interview publiée en arabe par Akhbar Al Youm.

- Comment vous analysez tout ce qui s'est passé autour du projet de loi du gouvernement sur le réglementation des réseaux sociaux ? 

- "Difficile d'y voir la traduction d'une politique conséquente et cohérente. Dans l'historique des politiques publiques, depuis des décennies, nul doute qu'une mention particulière doit être faite à ce sujet. Pour résumer, un texte législatif a été adopté en Conseil de gouvernement, le 19 mars dernier. Puis voilà ce même projet, pourtant validé par cet exécutif, qui fait l'objet d'une déconstruction voire même d'un reniement par des ministres. Qui l'a présenté au Conseil de gouvernement ? Le ministre USFP de la Justice, Mohamed Benabdelkader, avec l'accord du Chef du gouvernement, Saadddine El Othmani, par ailleurs secrétaire général du PJD. Puis voilà que ce projet de loi s'emballe, s'autonomise pratiquement en dehors de ce strict cadre institutionnel, pour déborder sur des prises de position contradictoires de ministres amplifiées dans les réseaux sociaux. 

- Précisément, vous faites référence à quoi ?

Plus personne n'assume pour commencer la paternité de ce projet de loi ! C’est la une situation exceptionnelle dans notre pratique institutionnelle. I1 y a eu, dans le passé, en différentes circonstances, des lectures particulières d'autres textes et ce par des partis formant les majorités. Med jamais, l'on n'a vu une telle transgression des règles et des principes de fonctionnement du gouvernement.

Aujourd'hui, voilà que ministre d'Etat PJD, Mostafa Ramid, à la tête du département des libertés, publie un document d'une dizaine de pages qu'il a adressé ... au Chef du gouvernement pour lui demander de le transmettre au Secrétariat général du gouvernement appelé à revoir la copie du projet de loi pourtant déjà date approuvé par le Conseil de gouvernement. 

- Il y a aussi d'autres divergences sur ce texte... 

- Effectivement ! Il est dit, officiellement, qu'il y a bien des divergences lors du Conseil de gouvernement du 19 mars - c'est ce qu'a affirmé le Chef du gouvernement... Mais formellement, du strict point de vue juridique, ce projet de loi a-t-il, oui ou non, été adopté ? A s'en tenir au communique officiel, il a été validé et il devait normalement être déposé au parlement, parce qu'il relève expressément du domaine de la loi (article 75, alinéa sur les libertés et droits fondamentaux). Or, tel n'est plus cas, puisque ce même projet de loi est retourné à une commission inter-ministérielle de cinq ministres assistés par un comité technique.

Cela veut dire quoi ? Que ce projet de loi présentait bien des insuffisances qu'il fallait corriger pour lui donner une cohérence. 

- Cela interroge sur le travail gouvernemental ? 

- Certainement ! Dans la procédure normale, il y a des étapes à franchir avant qu'un texte soit approuvé en Conseil de gouvernement. Ici, ce n'est pas un texte relevant du domaine réglementaire du Chef du gouvernement tel que défini par la Constitution (article 92): C'est un projet de texte législatif devant être soumis au Parlement. Dans tous les cas de figure, un premier travail est réalisé en relation avec le Secrétaire général du gouvernement, souvent sous sa supervision d'ailleurs. En a-t-il ainsi cette fois-ci ? Tout s'est passé comme s'il y avait une urgence absolue à adopter ce texte ; et d'ailleurs, il a été précisément inscrit à l'ordre du jour du Conseil de gouvernement du 19 mars lequel a déclaré l'état d'urgence sanitaire et adopté un projet de décret-loi dans ce sens, adopté par le Parlement deux jours plus tard.

- Le débat n'est pas que juridique, il est aussi très politique ... 

- C'est le cas, à plusieurs titres. Le premier c'est que le projet de loi a fait l'objet d'une "fuite" reprochée à deux ministres PJD, Mostafa Ramid et Mohamed Amekraz, selon les mises en cause de la formation socialiste. Par ailleurs, voilà le Chef du gouvernement qui corrige en précisant que la version existante du projet de loi n'est "pas définitive", Enfin, le même chef de l'exécutif vient de faire état d'"assouplissements" en faisant savoir que "les cas qui entraîneront des poursuites sont principalement ceux qui relèvent de la mauvaise foi... " De fait, il semble bien que ce texte verra sa dernière finalisation reportée à un calendrier très éloigné. 

- Vous en tirez quelles observations ? 

- Tout d'abord, celle-ci: en bonne stratégie, l'on n'ouvre pas deux fronts en même temps, il faut relire l'auteur chinois Sun Tzu, qui a beaucoup écrit et théorisé sur cette problématique voici plus de deux millénaires et demi. Il y a déjà le front national mobilisé dans la lutte contre la propagation de la pandémie du virus CODIV-I9. Cela devrait être au cœur du vaste effort national pour renforcer la solidarité et la cohésion nationale. Le projet de loi sur les réseaux sociaux était-il si urgent ? Il pouvait fort bien être reporté à une date ultérieure, après le déconfinement et une normalisation de la vie sociale.

C'est d'ailleurs ce qui vient d'arriver ce dimanche 3 mai. Le ministre de la Justice a ainsi annoncé qu'il demandait au Chef du gouvernement de reporter l'examen du projet de loi jusqu'à la fin de la crise sanitaire actuelle et des concertations nécessaires avec l'ensemble des acteurs concernés. Un retrait donc d'opportunité politique mais aussi par suite d'un manque de consultation.

Ce même jour, voilà que le secrétariat général du PJD, après sa réunion la veille, publie un communiqué dans ce même sens en réitérant sa "position de principe" à savoir que tout texte législatif " doit prendre en considération l'exercice des droits et des libertés", et que parmi ces droits "figurent les libertés "consacrées par l'article 25 de la Constitution.

Dans tout ce remue-ménage, le gouvernement a été dessaisi depuis l'adoption du projet de loi, le 19 mars dernier. Et ce texte a débordé dans le champ des réseaux sociaux et des partis politiques majorité et opposition. Il est sorti du cadre institutionnel du gouvernement pour s'élargir de manière décisive à un cadre national où la question majeure des valeurs et des libertés a repris le dessus.

Comment ne pas relever enfin la situation actuelle de la majorité ? Où sont les principes de solidarité, de collégialité et de coordination contenus dans la Charte signée entre ses composantes en février 2018 ? Pourquoi n'arrive -t-elle pas à une concertation minimale pouvant porter ses fruits dans des textes et plus encore dans des politiques publiques ? Ces divisions au grand jour sont pénalisantes pour tout le monde mais surtout pour le Chef du gouvernement qui n'arrive pas, ne semble-t-il, 250 à assumer la plénitude de ses attributions d'arbitrage et même de décision ? Le relever c'est s'interroger sur la capacité de ce cabinet à arriver en l'état en 2021... 

- Sur le projet de loi No22-20, que dire ?

Il faut évidemment le revoir du tout au tout. Mostafa Ramid a fait des observations à prendre en compte. D'autres sont à formuler. IL a la conformité aux instruments internationaux ratifiés par le Maroc. Il y a aussi la concordance et l'harmonisation avec des textes de droit interne comme la loi sur la presse (88-13), l'audiovisuel (77-05) , Les télécommunications (24-96). Des ajustements sont également recommandés avec le code pénal pour que le même délit ait une seule sanction (diffamation, diffusion de fausses nouvelles...). Pour ce qui est de l'incitation au boycott, les éléments constitutifs du délit doivent être précisés. Il faut rappeler que dans notre droit électoral, l'appel au boycott n'est pas punissable. Mais il en est différemment dans le boycott commercial ou économique. 

- Et sur le boycott ?

Au Maroc, il n'y a pas de législation condamnant l'appel au boycott, ni électoral ni économique ou commercial. En France, non plus d'ailleurs. Le seul texte existant est celui de la loi 17-97 relatif à la protection de la propriété industrielle. Mais au plan pénal, il ne peut être actionné que s'il met en cause des concurrents à l'origine d'un boycott. Dans ce cas, il n'y a pas de sanctions pénales mais une action civile en dommages-intérêts pour le préjudice éventuellement subi.

- Faut-il encadrer les réseaux sociaux et sanctionner les fake news ? 

Oui! Il faut se garder d'un certain "populisme" digital où les réseaux sociaux peuvent dire n'importe quoi sur n'importe qui ! Les droits et les libertés de tous doivent être protégés mais par la loi.

La situation actuelle est compliquée et confuse parce qu'il y encore un vide juridique, une lacune dans la Constitution. En son article 25, elle stipule que "Sont garanties les libertés de pensée, d'opinion et d'expression sous toutes leurs formes"(alinéa I). Ces principes sont absolus donc. Mais il aurait fallu ajouter que ces libertés s'exercer dans des conditions et des modalités définies par la loi. Si bien qu'il manque un étage entre les principes constitutionnels et la législation pertinente dans ces matières. Cela permettrait, entre autres, d'insérer le boycott et la répression des fake news soit dans l'ordre public économique pour le premier cas soit pour l'ordre public général pour le second.

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