LA SOBRIETE : UN MODELE ECONOMIQUE DE RICHES - Par Mustapha SEHIMI

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Quelque 500 millions de personnes vivent dans le continent –pour ne citer que l’Afrique- sous un seuil de pauvreté de 1,90$ PPA/jour. Par suite de la pandémie COVID-19, 55 millions d’autres ont basculé dans l’extrême pauvreté en 2020-2021. Comment escompter leur appliquer la "sobriété"?

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Limiter le chauffage à 19°C : voilà qui préoccupe les Français et d’autres européens dans la perspective de l’hiver. Il est question de sobriété énergétique, de " petits gestes" attendus des citoyens. Mais de quoi parle-t-on au juste ? C’est là un concept flou qui est diversement accueilli par les uns et les autres. 

Cela se limite-t-il à " consommer moins" ou " mieux" en même temps ? Mais alors comment s’orienter vers des modes de consommation plus sobres dans les domaines de l’alimentation (plus de produits bio, locaux, équitables…) et de l’énergie ? Pour l’heure, l’on a affaire à du déclaratif, des intentions appelées à inaugurer l’aube d’un basculement comportemental. Certains évoquent même une "sobriété heureuse". Voire.

Qui doit consommer moins ?

La problématique centrale est celle-ci : répondre aux défis socio-économiques. Ces dernières années, la majorité des acteurs de la société n’ont pu évacuer l’acuité particulière des problèmes écologiques : réchauffement climatique, crise de la biodiversité, dégradation des sols, pollutions atmosphériques- autant d’urgences collectives. L’idée avancée ? Que chacun devrait simplement accepter de vivre mieux avec moins et réapprendre ainsi à profiter des choses simples de l’existence ; et si chacun le faisait, collectivement pourrait être réduite la pression sur la nature. Sur le papier, en théorie, l’idée est séduisante. Mais n’est-elle pas en décalage complet avec l’époque. D’une autre manière, comment prôner et soutenir un certain renoncement matériel alors que beaucoup manifestent justement pour leur pouvoir d’achat ? A se demander s’il n’y aurait pas deux catégories de citoyens : ceux, engagés,"consommacteurs"  acceptant de modifier voire de renoncer à leurs mode de consommation pour la planète ; et ceux, égoïstes, préoccupés surtout par leur niveau de consommation. En d’autres termes, penser la société heureuse n’est-ce pas en quelque sorte une idée, un privilège même de riches ?

Cela dit, peut-on imputer la responsabilité de la catastrophe écologique à venir à la somme des comportements de consommation individuels ? Dans les pays développés, sans doute les modes consommation sont polluants, dans leur ensemble et en moyenne. Mais la hiérarchie des salaires fait que les impacts environnementaux peuvent être d’ordres de grandeur différents. Les études le confirment : la majorité des émissions de CO2 sont générées par les plus riches. Alors ? Avec la "société heureuse", à qui s’adresse-t-on ? Qui doit "consommer moins ? Tout le monde ? L’inégalité est là : pour les consommateurs aisés, renoncer à certains biens matériels est aussi plus simple : c’est beaucoup plus accessible lorsqu’on dispose de beaucoup à la base. Mais à l’inverse, pour ceux dont le quotidien est de vivre "comme on peut", il est évidement que l’exigence d’un sacrifice supplémentaire est beaucoup plus difficile et plus complexe. Quelque 500 millions de personnes vivent dans le continent –pour ne citer que l’Afrique- sous un seuil de pauvreté de 1,90$ PPA/jour. Par suite de la pandémie COVID-19, 55 millions d’autres ont basculé dans l’extrême pauvreté  en 2020-2021. Comment escompter leur appliquer la "sobriété" alors que le quotidien est à ce niveau ? Comment faire valoir qu’il leur faut consommer moins, mais mieux ?

L’idéologie d’une croissance continue

Le discours sur la sobriété heureuse présente un paradoxe : celui d’une logique purement économique. Il récuse la société de consommation actuelle mais en reprenant pourtant ses logiques ; ce serait aux consommateurs d’agir pour orienter et infléchir le système, et ce dans une pure  logique de marché. N’est-ce pas au fond le système socio-économique qui dans son ensemble produit une telle situation ? Ce ne sont pas les consommateurs qui ont la main et qui décident de son fonctionnement : tant s’en faut. C’est en effet un système en place, structurant, qui est le produit de forces politiques et économiques dépassant les consommateurs lesquels subissent : ils ne sont qu’un petit rouage. Le débat est réduit à une simple équation d’ordre et de demande. Il se résume à une injonction à être un consommateur responsable. Or cette approche dépolitise cette problématique de la transformation sociale ; elle masque les dynamiques sociales ainsi que toutes les luttes politiques et culturelles marquant la mobilisation des peuples autour d’un modèle économique équitable et solidaire. Une sobriété heureuse, pourquoi pas ? Mais elle doit être inclusive; elle doit arriver à transformer les systèmes  de production et les systèmes sociaux, elle devrait ainsi aboutir à un équilibre : fournir à tous, quels que soient les moyens, des produits de consommation écoresponsables. Un modèle donc collectif. Inclusif. Et global. Il faudrait dans cette même ligne réévaluer les modèles actuels et en penser d’autres en mesure de produire assez, pour tous, tout en prenant en compte les questions écologiques.

Echec de la modernité

Choisir la modération des besoins et des désirs de l’homme ; préférer une société libératrice et volontairement consentie; rompre avec la culture de la consommation dominante; remettre l’humain au centre des politiques économiques et sociales : voilà bien les vrais termes de référence du monde d’aujourd’hui. L’humanité doit arriver à répondre à ses besoins vitaux avec les moyens les plus simples et les plus sains. Il est en effet impossible de maintenir encore longtemps l’idéologie d’une croissance infinie ; il est avéré que celle-ci est destructrice et insoutenable tant du point de vue biologique que géologique. Travaille-t-on pour vivre ou vit-on pour travailler ? La modernité a perpétué, sous la bannière, de belles proclamations morales- démocratie, liberté, égalité, droits de l’homme. Mais cet ordre équitable est largement mis en échec. La modernité n’a pas tenu ses promesses- elle est un échec. Le rapport au sol, pourtant immémorial et capital pour  chaque peuple est menacé et de plus en plus remplacé par la logique de l’efficacité avec en même temps tous les liens traditionnels dénoués. Et l’être humain est moins relié à un ordre social ni enraciné dans un territoire : un double exil. Les produits de l’agrochimie ont envahi les sols sous prétexte de prétendu progrès agronomiques.

Logique du vivant

Quelles pistes pour un nouveau paradigme ? Passer de la logique du profit sans limites à celle du vivant. Suivant quels axes ? Une action mondiale en faveur de l’intégrité de la nature (forêts, sol nourricier, eau, semences, ressources halieutiques, etc ). Une revalorisation du statut de la femme en quittant le schéma machiste qui prédomine encore. L’éducation à l’égalité homme/ femme. La fin de la marchandisation et du formatage publicitaire des citoyens. Le centrage de l’éducation sur le développement de la personnalité de l’enfant avec le primat de l’enthousiasme d’apprendre. Et l’éducation à la sobriété ? 

Voici un demi-siècle, un rapport du club de Rome- dont le regretté Mehdi El Manjra avait été membre –interpellait sur "Les limites à la croissance"- un travail d’alerte qui a été un acte fondateur sur les hypothèques et les dangers pesant sur la planète. Une thèse décapante. Un "concept obus" qui avait déjà provoqué un large débat public. Il est encore temps de l’actualiser : le veut-on ? Oui. Mais le peut-on ?...

 

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