Abdelkader Ouassat : Une bonne nouvelle – Par Rédouane Taouil

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Abdelkader Ouassat est l'architecte d'un univers fictif où les mots sont agencés avec parcimonie et les éléments nécessaires de la structure et le rythme de l'intrigue réglés avec minutie

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Alors que le roman domine la production narrative en langue arabe, dans cette chronique Rédouane Taouil, taduit l’une des nouvelles de Abdelkader Ouassat et prend son parti. Parce que A. Ouassat défend avec brio l’art de la nouvelle. Inspiré par Cortázar, Rulfo et Kafka, il construit des récits où le fantastique et le réel s’entrelacent, explorant l’inattendu et la profondeur des destins humains. 

Quiconque un peu familier de la production narrative de langue arabe constate que le roman est en passe d'acquérir une place prépondérante pendant que la nouvelle semble exercer de moins en moins d'attrait. Abdelkader Ouassat, compagnon des chemins de la prose et de la poésie de l'écrivain en toutes lettres, Ahmed Bouzfour, et du scrutateur des destins en flammes, Juan Rulfo, cultive, quant à lui, avec persévérance et exigence, l'art du récit court en construisant une œuvre d'une singularité impressionnante. Il s'agit là d'une bonne nouvelle à un triple titre. D'abord, ses nouvelles se placent à certains égards sous les auspices de Julio Cortázar. Dans un entretien accordé en 1965 à la Radio Télévision Française (RTF) à son futur pair, Mario Vargas Llosa, cet immense écrivain latino-américain soutient que le fantastique et le réel nouent une alliance intime de sorte que la dualité supposée des deux registres est à écarter. Ainsi que l'illustre la nouvelle ci-après, « Le saut périlleux », on ne saurait repérer où commencent et où finissent les aspects surnaturels et ceux qui relèvent de l'ordre de la réalité. Ensuite, conter, terme dérivé du « computare » qui signifie « relater », « narrer », se conjugue avec bâtir. L'auteur est l'architecte d'un univers fictif où les mots sont agencés avec parcimonie et les éléments nécessaires de la structure et le rythme de l'intrigue réglés avec minutie. Enfin, les thèmes sont renouvelés par l'accentuation de l'inattendu et du subtil dans l'appréhension des personnages, du temps et l'espace. "Le saut périlleux" met en scène la souffrance de vivre en couplant les réminiscences des rêves et les incongruités du réel, la répétition lancinante de la détresse de deux solitudes et l’attitude sombre de la foule. Nourri d'innombrables moissons de lecture, à l'instar des recueils des nouvelles, « Oyoun ouassiâa » (Deux yeux si larges) et « Annamirou Al Achib » (Le Tigre herbivore), « Le saut périlleux », est nourricier. Sa chute   donne à songer au récit de Juan Rulfo, « Dis-leur de ne pas me tuer » que Jean-Marie Gustave Le Clézio qualifie de magnifique. Il offre aussi l'occasion d'entendre des échos des mondes inhabitables de Kafka ou de son semblable iranien, Sadeq Hedayat.

Le saut périlleux 

Nouvelle d'Abdelkader Ouassat, traduite de l’arabe par Rédouane Taouil

1-Dans un petit appartement situé dans un quartier populaire, un homme vit seul avec un chat gris. C'est un modeste employé trentenaire. Il a décidé depuis plusieurs mois de s'enfermer chez lui tant il ne supporte plus son occupation. Il continue à recevoir sa rémunération comme à l'accoutumée. Ses chefs de service ne demandent pas après lui. Peut-être, n'ont-ils pas remarqué sa défection ou s'en accommodent-ils avec soulagement.

2- Cet homme solitaire souffre d'obsessions et de maintes phobies. Il en est si hanté qu'il se couche sous son lit de peur d'être trucidé pendant son sommeil. Il fait exception à cette règle lorsque que son amie vient passer la nuit chez lui.

3-L'amie de l'homme solitaire est une jeune femme à itinéraire étrange. Ses phobies sont nombreuses aussi. Il la surnomme la femme en caoutchouc. Il est persuadé que son cou s’étend et se rétrécit. Elle en rit quand elle l'entend proférer cette allégation et rétorque :

-mon cou réagit spontanément lorsque je te vois décidé à m'étrangler.

4-La nuit, la femme en caoutchouc fait des rêves effrayants lorsqu'elle dort près de l'homme solitaire. Souvent, elle se réveille tourmentée en criant sa détresse en pleine nuit et s’assied sur le lit pour raconter ses cauchemars.

5-Un jour, la femme en caoutchouc a vu que le chat gris, excédé par la nourriture trop salée qui lui a été servie, lui criait à la figure :

- pourquoi tant de sel ? Ne sais-tu pas que je suis atteint d'hypertension ?

A la suite de quoi, le méchant félin l'agresse canines et ongles. De son côté, elle brandit un couteau de cuisine que l'homme solitaire lui arrache et se met à l'abattre au lieu de chasser le chat.

6- Une autre nuit, la femme en caoutchouc voit l'homme solitaire dans la tenue d'un facteur qui frappe tous les matins à sa porte et lui tend un oiseau mort en ricanant :

- c'est la lettre que tu as reçue aujourd'hui.

7- Peu à peu, la femme en caoutchouc se détourne de l'homme solitaire à cause du comportement agressif dont il fait montre dans ses rêves. A chaque fois, il concède :

- ce ne sont que des rêves.

Elle ne s'en persuade aucunement. Les rêves sont à ses yeux le prolongement de la réalité : s’il la hait dans ceux-là, il doit la haïr dans celle-ci.

8- Un matin d'hiver, la femme en caoutchouc décide de mettre fin à sa relation avec l'homme solitaire.  Elle l'a vu la pousser dans une fosse profonde où elle a plané dans les airs sans tomber à même la terre. C'est une véritable torture que cette chute qui contrarie la gravitation. Sisyphe à rebours.

Ce cauchemar a mis la femme en caoutchouc dans un accès de colère si bien qu'elle ramasse ses effets personnels pour se préparer à quitter à jamais l'appartement. L'homme solitaire n'a pas cherché à l'en dissuader. Après son départ, il se couchera sous le lit toutes les nuits y compris le samedi.

9- Quelques jours après, l'homme solitaire revient à son appartement non sans retard. Il s'évertue à ouvrir la porte fermée à clé. Il n'y parvient pas malgré moult tentatives. Soudain, il est surpris d'entendre une femme répondre :

-Qui c'est ?

Puis une voix d’homme émanant de l’intérieur la relaie :

- Si tu ne t'en vas pas immédiatement, je sortirai pour m'occuper de toi.

Et la femme de poursuivre :

  • Mieux vaut que tu partes, nous ne cherchons pas d'ennuis.

La voix féminine ressemble à celle de la femme en caoutchouc. La voix de l'homme à la sienne. En proie au désarroi, il se résout à passer la nuit dans l'escalier de l'immeuble.

10-Le lendemain, l'homme solitaire s'installe dans un café pour réfléchir à ce qu'il doit faire. Il est persuadé que sa vie est un enchaînement de phobies et d'obsessions, de défaites et de fêlures. Le voici sans domicile. L'idée du suicide ne lui paraît, à vrai dire, pas si mauvaise.

Elle le traverse depuis plusieurs mois, mais il ne cesse d'en ajourner l'exécution. Un vieux gant à main traîne par terre. Il s'imagine que le pouce lui suggère de se jeter dans le fleuve voisin du café. L'idée lui convient d'autant qu'il ne sait pas nager. Il n'y a, de surcroît, aucune opportunité de sauvetage.

11- L'homme solitaire pose promptement un regard sur les eaux du fleuve puis monte sur la barrière en acier du pont. Il s'apprête à se jeter à l'eau. Saisi par la peur, il hésite vraiment. Un passant remarque son attitude et d'emblée l'encourage à plonger dans le fleuve. Un second passant s'arrête puis un autre encore. Une foule s'attroupe autour de lui qui le photographie au moyen de son mobile, qui l'enjoint :

- vas-y, courage. Sans doute as-tu des motifs sérieux pour te suicider. Jette-toi.

Un quidam lui lance :

-moi, je ne t'ai pas vu naître. Maintenant, je veux te voir mourir.

Une femme clame :

- un seul saut suffit pour en finir avec tout, pourquoi hésites-tu ?

Il s'imagine à nouveau que cette voix rassemble à celle de la femme en caoutchouc. Il n'est certain de rien. Au moins durant quelques minutes. Finalement, il renonce à son idée et descend la barrière déclenchant l'ire des badauds. Ceux-ci se ruent sur lui, le portent de force et le jettent à l'eau.

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