En marge ‘'des caricatures'' : L’image déformante

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Le corps, ce lieu où les images sont stockées pour fabriquer les concepts, c’est aussi là où se fabrique la pensée.

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« L'imagination n'est pas comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de déformer les images, suggérait le chef de file de l’école française de l’imagination, Gaston Bachelard(1) au milieu du 20me siècle). Pour y avoir déjà réfléchi quelques siècles auparavant, le philosophe musulman médiéval(2) Al Fârâbî considérait que al Khayâl, l’imagination en arabe, était « la présence de la chose dans l’absence de sa matière ». Averroès lui est allé encore plus loin dans sa thèse sur l’image ou l’imagination, il en a fait un Cogito: J’Imagine donc je pense. 

Un cogito qui constitue une matrice de la pensée islamique médiévale, et qui reflète toute la subtilité chez ces gens de la falsafa pour qui le but c’était d’atteindre l’Intellect, la Raison. Ce qui était impossible sans ces deux ingrédients importants : l’image, le corps. 

Le corps, ce lieu où les images sont stockées pour fabriquer les concepts, c’est aussi là où se fabrique la pensée. 

Ils définissent ainsi Alam al-mithâl wa al-khaïal, l’expression est d’Ibn Arabî, ou Mundus imaginalis, l’expression est d’Henry Corbin, comme « un monde intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, exprimant des réalités métaphysiques en images, en symboles, en métaphores » (3). 

C’est donc en totale rupture totale avec leurs ainés que les « nouveaux musulmans » en faisant le déni de l’image et de l’imagination, le déni du corps, se ferment l’esprit par les fameuses « Menottes dogmatiques » de Mohammed Arkoun (4).

Les nouveaux musulmans en abandonnant la réflexion anthropologique et sociale de l’image, comme zone de médiation entre le corps (la Sensation) et l’Intellect (Le concept), zone qui produit, forme et déforme les images, qui construit les mythes, raconte, élabore les récits, qui sublime, fantasme, à volonté, se coupent de leur propre mouvement intellectuel. 

En même temps, n’est-ce pas là la vision Bachelardienne de cet « univers déformant des images », qui, somme toute, n’est que liberté de penser, débarrassée des entraves et des certitudes dogmatiques et théologiques.

A ce propos, on a encore à l’esprit les fameuses « Conférences d’Eranos »(5) qui ont fait de l’imagination la matière première d’une vision renouvelée du monde moderne, érigé l’ésotérisme en trésor commun aux trois religions du Livre, érigé l’inconscient en un « lieu où viennent s’enraciner des imaginaires personnels », et l’imaginaire en un domaine structuré par des archétypes, des thèmes récurrents d’où jaillissent les grandes figures symboliques, les rêves, les mythes, les contes…

Des imaginaires, dont Gilbert Durant(6) dira, qu’ils ne se développent pas autours d’images libres, mais au contraire, ils imposent aux images une structuration, car ils sont un langage constitué de récits et d’images … Ils nous structurent autant ou plus que nos structures politiques et sociales…(7) Et la civilisation occidentale, en dévalorisant l’image, a opéré un réductionnisme rationaliste, elle a consolidé une « pensée sans image » ».

Quand les nouveaux musulmans se mettent dans le déni de l’image, ils dévalorisent leur propre Cogito, un cogito qui possède quelque chose de très contemporain, et qui a même préfiguré du spinozisme, du marxisme, du freudisme en rassemblant des fragments de psychanalyse, de psychologie, de noétique, un cogito dont l’un des fondateurs n’est autre qu’Averroès et qui n’a rien a voir avec celui de Descartes:

« car Averroès situe la cogitation (Fikr en arabe) dans la zone intermédiaire (du Khayal ou Takhayoul) de l’imagination, qui se situe entre sensation et conception » écrit Jean Baptiste Brenet (8).

Former et déformer des images, cela participe donc d’un même mouvement.

Derrière cette vision se profile l’idée que le destin de l’homme est d’être intelligent, mais que pour cela il a besoin de son musée d’images, formées ou déformées, sacrées ou profanes…Que l’image n’est pas un obstacle à la connaissance objective, qu’elle ne s’oppose ni à l’esprit scientifique, ni à la foi, elle est plutôt l’expression des « contraires bien faits ».

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1 Gaston Bachelard, «L’air et les songes, éditions José Corti, 1943

2Muhammad Al-Fârâbî (v. 870-950), Abû Nasr a vécu à Bagdad parmi les cercles de logique qui ont traduit et commenté l’œuvre d’Aristote. Il est « le second maître » par référence à Aristote qui est « le premier maître ».  Al-Fârâbî a commenté Aristote en ayant le souci de le rendre compréhensible à sa communauté linguistique. Il a aussi écrit un Livre de la religion et des commentaires sur l’œuvre de Platon, notamment un résumé des Lois. 

3 Henry corbin, philosophe et orientaliste il est à l’origine de plusieurs traductions de philosophes et arabes et persans, il a pu faire un état des lieux de la philosophie islamique en général et iranienne en particulier. Un des thèmes majeurs auquel il s’est consacré, a été l’« imagination créatrice » et le « monde imaginal » : mundus imaginalis ainsi désigné par Henry Corbin pour traduire de l’arabe alam al-mithal wa al-khaïel, lieu où la connaissance est imaginale 

4 Mohammed Arkoun, La pensée arabe, Quadrige

5 Les Conférence d’Eranos avaient lieu à Ascona en Suisse durant l’entre-deux guerre, y participaient des savants de toutes disciplines confondues : Carl-Gustav Jung , Henry Corbin, Gilbert Durand…notamment.

6 Gilbert Durant , Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1960

7 Gilbert Durant, «Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire » , 1960. 

8 Jean Baptiste Brenet, titulaire de la chaire de philosophie arabe à l'Université de Paris 1-Panthéon