chroniques
Hommage d’un non proche de feu si Abderrahmane El Youssoufi
A-t-on besoin de côtoyer de près une personne pour la respecter et être affecté par sa disparition ? Je pense que non. Le respect est un sentiment subjectif, lié à la reconnaissance de qualités humaines et sociales dans cette personne. Ce respect peut s’adresser aussi bien à ceux et à celles avec lesquels on partage un idéal et dans lesquels on se reconnaît, qu’à ceux ou à celles dont on diffère sur tout, mais qui forcent la déférence.
Feu Abderrahmane El Youssoufi jouissait du respect de beaucoup de gens. Il devait certainement avoir comme tout le monde des adversaires irréductibles, mais qui n’en a pas ? Mais les enjeux changent et avec eux certaines inimitiés. Cette catégorie, certainement marginale, n’entre d’ailleurs pas dans mon propos. Je ne vise pas non plus les militants du même bord ni les laudateurs inconditionnels de l’idole. Ceux qui m’intéressent ici ce sont les gens qui respectent si Abderrahmane sans être des proches politiquement, voire sans l’avoir jamais approché de prés ou ont cherché à le faire.
Je me reconnais dans cette dernière tranche, la plus nombreuse à mon sens. Et c’est à partir de cette position de non familier du défunt que j’aimerais rendre hommage à ce personnage quasi mythique pour beaucoup de Marocains, mais jouissant également d’une image enviable à l’étranger.
Je me suis retrouvé- en quasi anonyme – sur son chemin à quelques occasions, lorsqu’il était Premier ministre et moi Recteur de l’Université Hassan II d’Aïn-Chock de Casablanca. Je l’ai croisé également plus tard, toujours sans susciter son intérêt ni attirer son attention. Cela ne me surprenait nullement ni d’ailleurs ne me vexait. J’avais l’habitude d’être reconnu par certains et ignoré par beaucoup d’autres. Ce sont les règles du jeu de la scène socio-politique marocaine. Mais je pense profondément que c’était sa réserve et non son désintérêt qui détournait si Abderrahmane de ceux qu’il ne connaissait pas.
Pourtant je connais un peu le défunt, notamment par l’intermédiaire de quelques uns de ses proches. Ils m’en ont toujours dit beaucoup de biens. Tous ceux qui ont approché si Abderrahmane soulignent avec force sa grande capacité d’écoute. C’est une qualité rare sous nos cieux. Or ce n’est qu’en comprenant les messages de ses interlocuteurs qu’un homme politique peut prendre des décisions adéquates. Ceux qui n’écoutent pas sont également incapables de profiter des leçons de l’Histoire.
Je l’ai aussi et surtout apprécié pour sa présence historique à la tête du Gouvernement au moment où le Maroc a réussi sagement la transition entre deux règnes, et où on ne pouvait exclure les mauvaises intentions de ceux qui chercheraient à nuire au pays en encourageant une chasse aux sorcières et des mouvements politico-sociaux centrifuges. Cependant je ne suis pas en mesure d’évaluer l’apport de si Abderrahmane durant ce passage serein à la nouvelle ère politique qui a consolidé la stabilité du Maroc que beaucoup de pays et d’hommes politiques lui envient. Mais sa présence à ces moments délicats de la vie politique et sociale du pays était éminemment opportune.
Le défunt jouissait également d’une dimension internationale. Pendant l’écriture de ces mots, j’ai reçu un écrit de mon ami l’historien si El Mosatafa Bouaziz où il rapporte quelques faits vécus au contact de si El Youssoufi ; il conclut son propos par cette phrase : « Un sage du Maghreb vient de s’éteindre ».
S’il est vrai que je suis un inconnu pour cette éminente personnalité, Si Abderrahmane ne m’est pas complètement étranger. Lorsque j’ai commencé à connaître l’histoire de mon quartier, Hay Mohammadi de Casablanca, j’ai constaté combien ce personnage a marqué le destin de cette partie pauvre de la grande ville. Présent parmi les prolétaires de cet espace industrieux, durant la lutte contre la présence française au Maroc, à travers un entrisme militant et l’un des acteurs de l’accélération de la fin du protectorat, il contribue à donner au Hay certains des atours qui font sa fierté, la mise en place de l’équipe de football, le TAS, en est une illustration vivante. Parmi les actes de son attachement à ce symbole, il voulait assister à la finale de la coupe du Trône gagnée en 2019 par l’équipe de feu Larbi Ezzaouli. Mais la maladie l’en avait empêché.
Dans un sens, mon appartenance au Hay Mohammadi me donne encore plus le droit de saluer la mémoire de si El Youssoufi. Les habitants des Carrières centrales ressentent profondément cette perte, la perte de l’un des leurs.
Le timing de son décès ne doit pas semer d’amertume chez ses amis, chez ceux qui l’aiment et chez ceux qui le respectent. Sa dimension d’Homme et d’homme d’Etat défient le confinement et le Covid-19. Tous nous avons communié dans une fervente prière dans le recueillement auquel l’absence forcée au moment de l’inhumation du défunt n’enlève rien. Le moment du confinement est propice à la méditation, à l’empathie et au souvenir. La rapidité avec laquelle des messages de condoléances et les hommages à la mémoire du disparu remplace avantageusement cette absence physique au cimentière de ceux qui le souhaitaient. C’est une mort qui n’est pas noyée dans le brouhaha et la vitesse de la vie normale.
Le défunt mérite amplement cet hommage si unanime et si profond, car il fait partie de ceux, rares, qui traversent la scène politique sans perdre leur crédibilité. L’intérêt et l’attachement qu’il a continué à susciter chez beaucoup de monde, puissants et humbles, montrent à quel point il a marqué son passage. Heureux sont ceux qui, comme Si Abderrahmane, réalisent un tel parcours. Qu’il repose en paix.
Rabat, le 29 mai 2020