L’Aïd en temps d’épidémie

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Le masque pour les moutons, un geste barrière inutile contre le boucher

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J’appartiens à une génération pour laquelle l’Aïd Al-Adha était l’Aïd El-Kébir, la grande fête, dans ce que cette expression avait d’exceptionnel et de somptueux, particulièrement pour les milieux modestes qui étaient légion et pour lesquels la viande était une denrée qui brillait par sa rareté dans leur ordinaire. Pour les enfants que nous étions, mais aussi pour beaucoup d’adultes, le côté religieux était sacrifié au profit de la bombance. Pour tous ceux qui attendaient d’assouvir leur manque obsessionnel en viande, la symbolique du sacrifice d’Abraham cédait le pas à une fête orgiaque du mouton. 

Tout jeune, j’étais cependant reconnaissant au bélier de faire office d’immolé de service, car j’entendais souvent les bribes de l’histoire de ce sacrifice propitiatoire. Dans mon enfance, j’avais seulement compris que c’était le propre fils du Patriarche qui devait être sacrifié. Et par conséquent, s’il n’y avait pas eu la main secourable de l’Ange Gabriel qui présenta à la dernière minute l’ovidé providentiel, les jeunes garçons auraient été d’éternelles offrandes sacrificielles. Ne sachant si les adultes de ma famille étaient sérieux ou pas, je remerciais quand même au fond de moi-même cette tradition généreuse et miséricordieuse pour les jeunes garçons.

Une tradition sacralisée

C’était donc pour beaucoup d’entre nous la fête de l’abondance où tout le monde essayait de combler son déficit quasi chronique en viande. Cette denrée qui, dans le meilleur des cas, agrémentait une fois par semaine la table du pauvre, essentiellement le jour du souk ou celui de la paie hebdomadaire des travailleurs. La rareté la dotait d’une aura particulière : elle était quasi sacrée. On racontait ici et là des histoires relatives à ceux qui auraient été présents au moment de repas agrémentés de viande et qui en auraient été privés par oubli ou par méchanceté. Je n’en avais jamais vus moi-même, mais il paraît qu’ils affichaient un désordre psychologique et, parfois, des déformations physiques, faciales en particulier. A l’approche de la fête du mouton, tout le monde salivait à l’évocation de la débauche de plats hautement carnés. Lorsque la bête atterrissait à la maison, parfois quelques jours avant le jour de la fête, les uns et les autres lançaient leur OPA sur les morceaux de leur choix.

L’attachement à cette célébration hautement tambouillante prenait aussi un caractère nostalgique pour les expatriés. Durant les années d’études en France, certains de mes camarades m’accompagnaient chez ma sœur qui habitait dans la région de notre ville universitaire. Ils retrouvaient quelque peu l’ambiance festive familiale et les fameux boulfafs ainsi que le couscous à l’épaule de mouton de l’Aïd. Certains d’entre eux me rappellent encore ces instants magiques.

Le détachement d’une catégorie de la société

Cependant, et progressivement, je sentais autour de moi un relâchement quant à la perpétuation de cette sunna par une certaine catégorie de couples. Les femmes sont les plus récalcitrantes. Et pour cause. En plus du surcroît de travail occasionné par cette journée de sacrifice propitiatoire bien sanglant, peu de jeunes femmes raffolent des tâches salissantes qui la peuplent. Les couples qui veulent concilier vie moderne et tradition ont recours au boucher du coin pour avoir de quoi honorer certaines habitudes culinaires. D’autres passent la fête dans des hôtels à qui on confie mouton et plats festifs. Certains se cachent derrière leur progéniture pour justifier l’achat d’un mouton. Bref la fête comme acte religieux a tendance à pâlir avec le temps et les conquêtes du modernisme. Mais ce constat, quelque peu intuitif, est loin d’épuiser toute la question.

De fait, les professions de foi peu favorables à cette fête si dispendieuse, ainsi que les usages alternatifs, demeurent de peu d’effet sur la pratique de l’écrasante majorité des populations. En dépit de leurs jérémiades contre les coûts de cette célébration, les gens achètent in fine le mouton. Beaucoup déclarent le faire sous la pression sociale, familiale, du voisinage ou du quartier. La raison pieuse est peu présente dans les explications, du moins dans celles que j’ai souvent entendues. Mais les familles finissent dans leur écrasante majorité par sacrifier à ce qui est devenu une coutume bien enracinée, au-delà du caractère religieux qui fonde la fête elle-même.  

Quid de l’Aïd Al-Adha en période du Covid-19 ?

Du point de vue commercial, et en dépit de rumeurs quant au peu d’allant qui marquerait les marchés sur lesquels plane l’ambiance de l’insaisissable virus, il serait hâtif de tirer des conclusions à une semaine de l’Aïd. Car beaucoup de gens, dont ceux qui parient sur la baisse de dernière minute des prix ou ceux qui n’ont pas où garder la bête, attendent la veille pour faire leur marché. La pratique courante nous révèle qu’en dépit des difficultés, les familles demeurent attachées à cette célébration. Celles qui n’ont pas les moyens acceptent peu leur situation. Cela crée des frustrations, bien que rares et parfois un peu atténuées par la solidarité des personnes qui considèrent que le croyant a le devoir de partager avec les démunis. Le rang de ces derniers a gonflé avec la crise économique qui a résulté de l’épidémie et qui  a laminé la source de revenu d’une grande partie des travailleurs, surtout ceux de l’informel.

Quant à l’aspect épidémiologique, c’est le bât qui blesse le plus. Les chiffres alarmants se rapportant au nombre de nouveaux contaminés et aux décès ponctuent les points quotidiens sur la situation sanitaire au Maroc et dans le monde. L’Amérique, dans ses deux composantes, bat de sinistres records en la matière. Au Maroc, nous entamons une phase qui, si elle persiste, nous aura fait perdre l’avantage acquis grâce aux bonnes initiatives prises précocement par les autorités pour contrôler l’épidémie.

La fête en général, et la fête du mouton en particulier, constituent l’occasion par excellence de l’accélération de la circulation du virus. Tout geste est gros de dangers de contamination, surtout dans les marchés aux bestiaux, à travers le contact avec les générations spontanées de bouchers d’occasion et leur habitude de souffler dans un orifice créé dans l’une des pattes de la bête pour gonfler le corps et faciliter le dépiautage, l’éviscération et les manipulations qu’elle suppose, etc. Et puis, il y a également ce cortège inévitable des mains qui soupèsent la carcasse ou juste l’effleurent pour le plaisir. Sans parler des visites et regroupements familiaux propices à tous les dangers de contamination.

Ces aléas viennent s’ajouter au manque de respect des gestes barrières par nos concitoyens qui croient , pour les uns, que le déconfinement est la fin de toute mesure de précaution et, pour les autres, toute l’affaire du Covid-19 est elle-même sans fondement et constitue une fabrication pour des fins inavouées. Sans oublier les crédules et les superstitieux qui peuplent la rue.

Le rebond touche le monde entier. Ce n’est pas une fatalité ni une singularité marocaine. Les citoyens doivent savoir cependant que tout relâchement est éminemment coupable parce qu’il expose les autres au danger et est susceptible d’affaiblir davantage l’économie déjà à genoux et, donc, risque de tarir les sources de revenu, surtout au détriment des populations précaires. Sans oublier les menaces qui planent sur le système national de santé.

Nous étions tous très fiers de l’élan qui avait mobilisé les Marocains et fait de la politique nationale de lutte contre le virus un exemple qui faisait pâlir nombre de dirigeants à travers le monde. Avons-nous encore du ressort ? Du côté des autorités, de nouvelles mesures restrictives ont été adoptées ce 26 juillet pour isoler les villes dans lesquelles la circulation du virus a été réactivée. D’autres situations peuvent naître si les gens continuent à ignorer les mesures de précaution édictées. Il reste donc aux citoyens à prendre conscience du danger des légèretés à l’égard des gestes barrières. Les campagnes de sensibilisation insistante devraient se multiplier. 

Le civisme saura-t-il cependant faire éviter au  Maroc de nouveaux confinements ?

Rabat, le 26 juillet 2020