Culture
La part africaine dans le commerce des idées est entière et non marginale – Par Abdejlil Lahjomri
Abdejlil Lahjomri à l’ouverture du colloque international, mercredi 1 mars 2023, à l’Académie du Royaume du Maroc
La part africaine dans le commerce des idées est entière et non marginale ! Une affirmation forte, mercredi dernier à Rabat, du Secrétaire perpétuel de l'Académie du Royaume du Maroc, Abdeljalil Lahjomri. C’était à l’ouverture du colloque international consacré à "L'oralité, un registre privilégié d’interlocution ou un paravent pour l’Afrique ?" Organisé par la Chaire des Littératures et des Arts africains, récemment créée au sein l’Académie du Royaume pour institutionnaliser et poursuivre les travaux entamés par la série de rencontres L’AFRIQUE COMME HORIZON DE PENSEE, ce colloque permettra, rappelle le Secrétaire perpétuel de l’Académie, d'examiner "le détachement qui sied à l’analyse, ce que parler veut dire et recouvre comme modalité de communication interpersonnelle ou à vocation plus large dans une époque où les réseaux sociaux comme les technologies de l’information ont bouleversé nos approches et nos façons de vivre ou de faire circuler la parole". La séance d’ouverture du e colloque s’est terminée par l’hommage à l’écrivain et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane à l’occasion de la commémoration du centenaire de sa naissance. Le trophée a été remis à sa fille adoptive, écrivaine, dramaturge, réalisatrice, et universitaire sénégalaise, Hadja Maïmouna Niang, qui fait une présentation sous le thème “Sembéne, le dire d’ébène. L’esthétique du vouloir écrire et raconter africain”.
Abdejlil Lahjomri remettant le trophée de l’hommage à la fille adoptive, d’Ousmane Sembène, elle-même écrivaine, dramaturge, réalisatrice, et universitaire sénégalaise, Hadja Maïmouna Niang
Voici par ailleurs le texte de Abdejlil Lahjomri à l’ouverture du colloque :
Un point de convergences des langues
L’Académie du Royaume du Maroc se définit par essence lieu d’échanges, de débats. Elle s’adresse à tous ceux que le savoir stimule. Elle prend assise sur le passé et montre son désir de s’ouvrir aux enjeux du monde moderne. Elle met en exergue le patrimoine du Royaume, mais veut engager aussi un dialogue avec tous les pays frères d’Afrique : c’est ainsi que la Chaire des Littératures et des arts africains est née, d’une exigence, mais aussi d’une légitimité.
Un point de convergences des langues
Son champ d’action est si vaste que nous nous devons de tracer une stratégie pour aborder les différentes disciplines qui reposeront sur des formats de rencontres scientifiques diverses : colloques, séminaires, conférence, entretiens…
Le colloque est le type de rencontre académique qui convient parfaitement à cette chaire pour envisager un brassage d’idées, permettre le foisonnement des débats par la multiplicité des interventions qu’il permet. Aussi le début de l’Année 2023 a-t-il été marqué par la mise en œuvre d’un colloque à visée internationale sur une thématique primordiale : L’invention des écritures.
Dans cette même enceinte et à cette même tribune, en Janvier dernier des hommes et des femmes venus d’Afrique, de la diaspora, d’Europe et d’Amérique, ont échangé des réflexions sur l’écriture. Il a été question de dire nos horizons communs, nos horizons africains, dans la cohabitation des graphies, des langues et des enchantements réciproques.
Dans cette même enceinte et à cette même tribune, ont retenti des langues diverses, Shü-mom, bété, mandingues, wolof, amazigh, pour faire écho, du global au local, afin d’accorder notre écosystème linguistique à nos richesses culturelles.
Quel en était le sens et la perspective ? Construire les moments de fraternisation à partir de la méditation sur les instruments de culture vus et pris comme des moyens de valorisation et d’expression du génie africain. C’est le même but que nous poursuivons depuis la session sur « l’Afrique comme horizon de pensée », du 08 Décembre 2015 qui fut un grand moment scientifique.
Décloisonnement des littératures africaines
Hier, sous cette vénérable Académie nous avons exposé la manière dont on écrit pour qu’une trace marque une idée ou une action inédite, et, partant, s’inscrive dans l’Histoire. Avec le Sultan Mouhammad-Nabil Mbombo Njoya, Sultan des Bamouns (République du Cameroun) et sa délégation, en compagnie de tous les autres participants nous avons, rappelé les actes refondateurs qui inspirent une écriture et avons évoqué « l’état du narratif en langues africaines ».
Un acte majeur, dans le droit fil de la philosophie générale et des engagements de l’Académie du Royaume en faveur de la culture, a été pris pour concrétiser l’ambition de décloisonnement des littératures africaines. Une illustration en est la décision formulée ici même de traduire en langue arabe et française l’un des livres du Sultan inventeur, Ibrahim Njoya. Il n’est pas nécessaire de souligner à quel point la traduction permettra aux spécialistes de prendre la fine mesure du message transmis, mais aussi permettra de toucher à la suite un public plus vaste, un public curieux, un jeune public ambitieux qui fait partie de notre engagement dans le domaine de la formation d’une élite nouvelle.
Ce que parler veut dire, hier et aujourd’hui
Hier était un autre jour. Celui d’aujourd’hui auquel nous mobilisons notre réflexion à partir de l’idée que nous pourrions synthétiser en une référence tirée du Saint Coran : « Lis ! », est une invitation à déchiffrer les signes comme à cultiver la récitation. Celle par laquelle se fixent les aspirations élevées et les inclinations de l’âme pour recevoir la Lumière et espérer la répandre pour la concorde universelle.
Aujourd’hui, il nous importe en effet d’aborder un sujet différent qui sollicite nos apports sur ce qui tient parfois lieu de cliché, voire de singularité propre aux civilisations du soleil : l’oralité.
Des profondeurs de l’Afrique au pourtour méditerranéen, la parole et son usage, ont tenu lieu de ressort identitaire. Il s’agira d’examiner avec le détachement qui sied à l’analyse, ce que parler veut dire et recouvre comme modalité de communication interpersonnelle ou à vocation plus large dans une époque où les réseaux sociaux comme les technologies de l’information ont bouleversé nos approches et nos façons de vivre ou de faire circuler la parole d’une bouche amie à une oreille attentionnée.
La production d’idées au service de l’humaine restauration
Au commencement fut le verbe, et placé au début de la création comme de la re-visitation de celle-ci par la récitation, nous voyons immédiatement que nul peuple ne peut s’arroger le monopole ni de la re-visitation ni de la récitation. C’est l’un des axes du débat.
La part africaine dans le commerce des idées est entière et non marginale. Son extraordinaire capacité à conter nous sera montrée ici-même. Ses variations musicales, qui ont essaimé au loin, porteuses du souffle des poésies pastorales comme les airs de la déploration sous l’esclavage, dans les champs de coton, ont enfanté des genres musicaux comme le jazz ou le blues, mais aussi bien de styles de poésie urbaines.
Le sujet qui nous réunit aujourd’hui, et qui porte sur « L’oralité, un registre privilégié d’interlocution ou un paravent pour l’Afrique ? » nous invite à exprimer certes avec plus de force ce que nous savons de nous-mêmes, mais encore, la part généreuse que nous devons concéder à l’universalité des pratiques et des aptitudes. Nous évoquerons ici la production d’idées au service de l’humaine restauration. C’est dans cette optique qu’il me plaît de citer ici les grandes places occidentales, lieux d’effervescence politique ou culturelle comme la place de la Concorde à Paris où résonnaient les discours de la Fédération sous l’Ancien Régime, Hide Park à Londres, où des escadrons d’artistes et de rhéteurs improvisent encore des tribunes pour parler et faire assaut d’éloquence. Je citerai aussi, dans la Grèce ancienne, la Pnyx, cette plateforme des orateurs qui surplombait l’Agora et où se donnaient rendez-vous les Maîtres de la parole.
Les griots de toutes les contrées sous la menace de la modernité
Ce sont donc ces Maîtres de la parole, ceux des nôtres, qui excellaient dans l’art de toucher et de persuader que nous convoquerons durant ce colloque. Ces personnages, griots ou historiens, détenteurs de la transmission de la mémoire et du temps, savaient capter l’attention et avaient le don de savoir parler aux autres. Avant-hier, hier ou aujourd’hui encore, ces orateurs et ces oratrices que l’on écoutait sous l’arbre à palabres ou dans les cases à palabres, ces hommes et femmes dont les contes attiraient les foules place Jemaa el Fna ou lors des hainteny malgaches, sont nos étoiles dans la nuit.
Toutefois la modernité agressive est là qui perturbe les dits de ces Maîtres de la Parole et à l’heure de la globalisation comme le montre Mamadou Diawara « la profession du griot est gâtée ». La radio, par exemple provoque lentement mais sûrement un bouleversement tant chez ceux auxquels sont destinés les émissions… que parmi les détenteurs des textes oraux. « Une lente et profonde transformation de ces catégories est en cours ». Sans parler d’une ruine des Maîtres de la Parole par l’irruption rampante de la haute technologie et des médias on constate qu’ils se trouvent confrontés à une restauration difficile et périlleuse de leur fonction sociale ancestrale. Mamadou Diawara affirme que « le griot n’est plus griot, qu’il devient artiste », « que le récit qui se produisait dans le cadre villageois, au sein du pays… sous la surveillance stricte de ses pairs … ne s’adresse plus au groupe ... mais s’adresse à une personne ». Si l’on poursuivait ainsi le raisonnement à cause de la globalisation, on pourrait affirmer qu’il ne s’adresserait donc plus à personne. La musique s’emparant du récit, Mamadou Diawara peut conclure qu’ainsi « les compositions perdent en profondeur de texte mais gagent dans la recherche de la modernité ». C’est pourquoi Seydoux Camara intitule son étude « La tradition orale en question ». L’est-elle réellement ?
Cependant, malgré ces bouleversements et ces perturbations Mamousse Diagne dans « Critique de la raison orale » affirme que « l’oralité est constitutive des civilisations africaines traditionnelles et imprime un mode particulier d’agencement de la pensée ». Rapprochant ce mode de la pratique de l’oralité des Grecs et par une approche essentialiste, il continue à présenter les africains comme êtres de la parole. Débat en cours qui justifie le thème choisi pour ce colloque « L’oralité, un registre privilégié d’interlocution ou un paravent pour l’Afrique ».
Oralité et écriture, pas forcément en conflit
Si paravent est le nom d’une barrière, d’un écran, d’un abri à inventer et à imaginer pour contrer une uniformisation googelisante des cultures, des récits et des épopées alors, certes il est urgent de réactualiser le message du Deuxième congrès des écrivains et artistes noirs de Rome en 1959 : « Bâtir une communauté de (totems culturels) ».
En dresser le Panthéon, si nous répondons par l’affirmative à la question de l’écrivain guinéen Tierno Monenembô : « le griot serait-il devenu pour la littérature et le cinéma ce totem recherché par les congressistes de 1959 ? » Sans oublier de mentionner toutefois les changements qu’opère la modernité dans sa fonction aujourd’hui menacée, d’encyclopédiste vivant, poète, sociologue, moraliste, mémoire renouvelée et toujours la même.
Un de ces conflits Miller le décrit ainsi dans une étude intitulée « Orality throught Literacy » citée par Valérie Thiers Thiam dans sa remarquable thèse « À chacun son griot ». « Dans l’œuvre de Djibril Tamsir Niane « Soundjata ou l’épopée mandingue », il existe un conflit entre le griot narrateur… et l’écrivain historien. Dans le texte le griot affirme que l’écriture constitue la mort de la tradition orale… cependant il laisse Niane écrire l’histoire qu’il lui raconte, se faisant le complice du travail de sape de cette tradition par l’écrit ». Miller conclut que la relation entre le griot et l’historien aboutit à une impasse. Comme notre colloque est un hommage à l’immense écrivain cinéaste Sembene Ousmane, trouve-t-on dans l’œuvre de cette figure majeure de la littérature et du cinéma africain trace de ce conflit ? Qui est le griot « sembenien ? » Sembene Ousmane va abolir ce conflit, le dissoudre dans selon Valérie Thiers Tham un oxymore que Sembene Ousmane crée en se proclamant. « Griot du peuple ». Je ne fais pas la théorie du roman africain, dit-il. Je me souviens que jadis, dans cette Afrique qui passe pour classique, le griot était non seulement l’élément dynamique de sa tribu, clan, village mais aussi le témoin patent de chaque événement… La conception de mon travail découle de cet enseignement, rester au plus près du réel et du peuple ».
Mby Cham et Gaoussou Diawara résument ainsi la conception de Sembene Ousmane du griot moderne. Griot conteur mais aussi auteur, « à la fois journaliste, artiste du verbe, militant du peuple, plus créateur que récitant, plus critique que courtisan, plus indépendant que soumis aux impératifs des noblesses traditionnelles ou des aristocraties politiques nées des indépendances.
Globalisation du mythe du griot
La modernité, en particulier l’emprise du cinéma, comme le fait remarquer Dany Kouate, va faciliter devant le risque d’une déperdition de la parole du Griot une réappropriation salutaire de cette parole.
Il cite le critique Alain Gardier qui dit : « Venu du fond des âges, composante fondamentale de l’oralité, le griot transfère au cinéma son pouvoir de conteur lorsqu’il prend en charge en tant que personnage narrateur, une part de la narration filmique. La parole se trouve alors doublement figurée en tant qu’énonce, en tant qu’énonciation… ».
C’est ainsi que la condition moderne du griot, ambivalente, va trouver dans cette effervescence séduisante et inquiétante à la fois, un terrain fertile comme le signale Valérie Thiers Thiam, à la naissance de ce qu’elle qualifie d’un terme un peu barbare une « Griotitude ». Plus aux Etats-Unis, et dans la diaspora africaine qu’en Afrique même. On écoutera l’épopée de Soundjata récitée à la radio New Yorkaise en Anglais. On verra un griot gambien animer plusieurs cérémonies juives de circoncision. On le verra jouer de la Kora lors d’événements politiques. On lira un article du New York Times consacré à un Sierra Léonais Kewulay Kamara qui se présente comme un griot mais comme poète et participe fréquemment aux festivals de poésie.
Ce mouvement en modernisant globalise le mythe du griot.
Les totems rêvés par les écrivains et artistes réunis à Rome se multiplient. Ils vulgarisent le mythe en l’adaptant a l’air du temps marchand.
Pour le bien. Pour le pire.
La parole c’est de l’eau…
Pour le bien, parce que dans cette modernité qui déconstruit et perturbe les traditions ancestrales, la réappropriation de la parole du griot par sa réactualisation quelques peu dénaturée, un moment menacé, fait échec au proverbe latin « Scripta Manent - Verba Volant », en proposant à la modernité la sagesse et la pertinence du proverbe peul « La parole est de l’eau, une fois répandue, elle ne se ramasse pas ».
Dans ce colloque cette parole coulera, fidèle dans son renouvellement, aussi puissante qu’elle le fut et le demeurera dans les épopées et les mythes qui ont fait l’Afrique, vivante de la vie même d’une histoire ancestrale qui s’écrit encore de nos jours dans son oralité, éternelle et exaltante.
C’est en convoquant Sembene Ousmane, sa mémoire et son talent que nous avons placé ce colloque sous la commémoration du centenaire de cet écrivain-cinéaste qui nous a quittés en 2007.
C’est aussi, en raison de ses importants travaux tant à l’image qu’à l’écrit, que nous lui décernons, à titre posthume, ce trophée de l’Académie du Royaume du Maroc. C’est aussi et surtout, parce que Sembene Ousmane, fut un précurseur de ce que de nos jours on appelle « Africana ». Ce terme, qui comme le dit la philosophe Yala Kisukidi, « permet de souligner une des modalités d’existence du continent africain : « L’Afrique (qui) existe aussi, en dehors d’elle-même hors de ses frontières continentales, c’est-à-dire dans ses diasporas. Pensée Africana… Forme générique qui désigne à la fois la pensée qui se produit sur le continent et dans les diasporas ». Sembene Ousmane n’étant plus là, il revient à celle qui n’a cessé de cultiver et de transmettre ses enseignements Mme Hadja Mémouna Niang.