Culture
Le libre navire des souvenirs – Par Rédouane Taouil

Avec une sensibilité vive que n’effleure pas la rancœur, Jaouad Mdidech donne à vivre des émotions parfois avec force détails, et à méditer sur le sens et la conscience d’un idéal
Entre vagues poétiques et souvenirs d’un âge blessé, Rédouane Taouil signe un hommage vibrant aux vertiges de la jeunesse, à la liberté capturée, puis reconquise, et à une Casablanca perdue entre tendresse, tumulte et oublis. Écho intime aux mots d’Apollinaire, de Baudelaire ou de Desnos, « Liberté mon amour » de Jaouad Mdidech se révèle ici comme un livre-mémoire, où l’écriture devient gouvernail, et la nostalgie, boussole.
« Mon beau navire ô ma mémoire/Avons-nous assez navigué/Dans une onde mauvaise à boire/Avons- nous assez divagué /De la belle aube au triste soi ». Ainsi le voyant formidable qui s'est choisi la devise, « J'émerveille », Guillaume Apollinaire, murmure ses lumineuses surprises et ses alliances soudaines. « Homme libre toujours tu chériras la mer », chante du haut de ses quatrains embrassés Charles Baudelaire. Ces vers, appris sur les bancs des lycées, semblent tenir de principes inspirateurs du narrateur de « Liberté mon amour » (Jaouad Mdidech, Éditions Maouja, 2025) qui est à la fois un exercice de remémorations de tourments et d’émerveillements, un hymne à l’âge des commencements et une litanie sur des lieux ébréchés par le ressentiment du temps.
Dans un style tantôt finement ouvragé, tantôt sobrement narratif, cette histoire de sentiments retrace de part en part les empreintes de la moiteur carcérale sur le corps et la mémoire. Condamné à savourer les charmes de la liberté retrouvée, la figure centrale de cette histoire s’adonne à l’exploration de ses jours en égrenant les éblouissements de l’adolescence, le désir songeur de révolution, les saisons toutes glauques à l’ombre de ténèbres tenaces, la tendresse de la main maternelle, le chagrin impalpable du père que trahit à peine la dignité, les plaintes du cœur, les brefs bonheurs amoureux, les amitiés au fil des rivages et des destins entrecroisés. Ce chapelet d’évocations scintille d’une même blessure que l’auteur met à nu avec une conviction restée intacte et une affectueuse pudeur : celle d’avoir été arraché au bel âge pour délit de rêve. Alors que le futur détenu songe plutôt à tendre, à l’instar de Robert Desnos « ses poignets aux menottes délicates des femmes » en fleur, une main de fer s’abat sur ses vœux.
Avec une sensibilité vive que n’effleure pas la rancœur, l’auteur donne à vivre des émotions parfois avec force détails, et à méditer sur le sens et la conscience d’un idéal. Libre, l’ex-hôte de l’ombre se met d’emblée à chérir le chant intime de l’océan, à humer, à aimer, à flâner. En promeneur à l’affût de nostalgies, il fait du lecteur le convive de ses souvenirs. Dans cette mémoire subjective, le partageur complice voit son Casablanca, qu’il chérit tant, se dérober à ses yeux. Hôtel de Nice et ses joies fugaces, la taverne Victoria et ses sangrias, ses palabres autour de ses tonneaux et les tristes mélodies de Flamenco, La Comédie et sa convivialité enfumée, ses masques et son humour ambiant, le Trésor et ses tapas servis à des tables où la maxime rimbaldienne « changer la vie » est à l’honneur. Stade d’Honneur, l’inoubliable Stade Philippe et ses matinées dominicales,…autant de noms propres qui étaient des lieux communs d’initiation au partage des joies, des mélancolies, à l’écoute de chansons des astres de l’Orient d’alors, des disputes au sujet des derbys casablancais et d’élans éphémères aux traces indélébiles. Le goût du football était immanquablement mêlé à celui des sandwiches à la sauce pimentée consommés avant les matchs. Savoir avait de la saveur dans les amphithéâtres de la place Mirabeau, rêver une odeur bleue d’été. En déambulant dans des rues débaptisées et rebaptisées comme pour dépouiller la cité blanche de son nom et de sa superbe, le flâneur arpente des regrets aux couleurs de mélancolie (1). Dans les débits de boisson, il n’y a plus de juke-box qui frissonnèrent d’appels aux féaux. Y règnent des mines cupides, des regards défaits, des nuages âpres et quelques étincelles. La mer poursuit ses hautaines ondulations, indifférente, à la ville qui perd de plus en plus son allure.
« Liberté mon amour » est une traversée. Son gouvernail est la nostalgie. La nostalgie est l'écume chantante de la mémoire et l'onde de l'avenir, même si les temps lugubres inclinent l’auteur à adhérer à la sentence de l’émerveillant Apollinaire : « Près du passé demain est incolore. »
(1) En conteur inspiré, l'auteur livre in « Escapades dans le Haut-Atlas » (éditions le Fennec, 2025) l'histoire d'un appel d'air. Pour se dérober au flot gris urbain et aux heurts sous la quotidienneté, il migre à des monts à 1000 m d'altitude. Souvent d'une belle délicatesse de plume, le récit de cette échappée peint la fragilité des paysages humains et la vive lueur des arbres et des pierres.