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LE MAROC CONTEMPORAIN : Considérations socio-esthétiques
Artiste exposant dans « Le Maroc contemporain » à l’Institut du Monde Arabe – Paris, j’ai mesuré, pendant les six mois de l’événement, l’impact fascinatoire de la culture marocaine sur les innombrables visiteurs
Le Maroc donne un exemple au monde, non point par ses dissensions politiques, joutes dérisoires au regard de l’histoire, mais par son ébullition artistique, qui puise ses ressources créatives dans les savoirs séculaires, les emprunts multipolaires, la fertilisation fédérative de sa diversité constitutive. Il n’est que la culture pour féconder durablement les virtualités sociétales et les potentialités individuelles. Ce pays d’argile et de sable, béni de merveilles indépassables, porte sa sémantique inclassable dans ses replis insoupçonnables. Dans ses vallées et ses montagnes, la nature se fait architecture, l’architecture se fait nature. Ce peuple, en butte chronique aux inégalités répulsives, a tissé sa civilisation millénaire dans sa fibre esthétique. L’art populaire irrigue sa quotidienneté compressive, dans la résistance passive et la solidarité festive. L’amour de la beauté est sa raison d’être dans l’opulence et la misère.
Artiste exposant dans « Le Maroc contemporain » à l’Institut du Monde Arabe – Paris, j’ai mesuré, pendant les six mois de l’événement, l’impact fascinatoire de la culture marocaine sur les innombrables visiteurs, médusés par l’indescriptible alchimie des techniques ancestrales et des innovations magistrales, les miraculeux amalgames des caractéristiques traditionnelles et des esthétiques transformationnelles, les audaces inventives d’imaginaires enracinés dans un habitus pluraliste. Les vermoulures orientalistes, entretenues par les réminiscences coloniales, fossilisées sur toiles muséales, s’engloutissaient à jamais dans leur triste mémoire. La signalétique, déclinée en quatre langues (arabe, amazigh, hébreu et français), réappropriées comme acquis historiques, figurait, sans équivoque, le décloisonnement linguistique et l’interactivité symbiotique, libératrices des énergies créatives. L’éclectisme de centaines d’œuvres, tourneboulant, de leurs charges symboliques, la scénographie programmée, le marketing placardé, débordant les compartimentations assignées, révélait une création plastique protéiforme, qui s’imposait, au-delà de son aire géographique, comme un champ expérimental à portée planétaire. Les productions de l’art, dans leurs spécificités locales, appartiennent d’emblée au patrimoine de l’humanité.
Cette exposition, déroulée à tous les étages de la vénérable institution, accompagnée de colloques, de récitals, de projections cinématographiques, d’une animation musicale quotidienne sous la majestueuse tente saharienne dressée sur le parvis, œuvre de l’iconoclaste architecte Tarik Oualalou, a mis sous projecteurs, dans l’impertinence cumulative, des figures tutélaires de la peinture marocaine et des talents réfractaires, qui s’inscrivaient résolument dans le postmodernisme provocateur, affirmant, avant tout, une révolte intempestive contre les préjugés discriminateurs, les interdits frustrateurs, les tabous démoralisateurs. Hormis quelques célébrités relatives, les exposants désargentés, restés au pays, étaient cyniquement exclus de la fête internationale. Les œuvres enchevêtrées, les thématiques entremêlées, les techniques entrecroisées, instauraient une atmosphère chaotique de cour des miracles. Les photographies fantastiques côtoyaient les vidéos satiriques. Les installations canularesques voisinaient les peintures pittoresques. Les sculptures naturalistes jouxtaient les assemblages surréalistes. Dans cette profusion hallucinatoire, les tableaux sur parchemins de cuir de Farid Belkahia (qui quittait ce monde quelques jours avant l’inauguration), avec leurs formes galbées, leurs cadres incurvés, leurs matériaux naturels, transmettaient une intense émotion mystico-charnelle. L’autre monstre sacré de la peinture marocaine, André Elbaz, maître du pictogramme et de l’anamorphose, présentait, pour le bonheur des connaisseurs, plusieurs œuvres sur fibre végétale et, malice étant mère de sagesse, Madame Bovary de Gustave Flaubert, lacérée en fines lamelles dans une cage blanche. Et roucoulaient leur amertume les fausses colombes…
D’autres créations poétiques, chargées d’une sémiotique sibylline, déployaient leur ambivalence devant le regard interrogatif, des objets détournés de leur usage, des pneus transformés en sculptures oniriques, un moteur Mercedes ciselé en bois, incrusté de cinquante matériaux précieux, gravé de calligrammes magiques, des théières en faïence déstructurées, des détournements déconstructivistes d’autocuiseurs, symbolisant la planète en pleine déflagration. La table des mineurs disparus dressait sa nappe noire et ses mets charbonneux. Des pains de sucre, balayés par des faisceaux filmiques, s’étageaient en pyramide, démythifiant les ordres hiérarchiques. La pensée pragmatique, fonctionnaliste, utilitariste, présidant la tyrannie aliénante de la société de consommation, était à la fois tournée en dérision et transfigurée en déclinaisons artistiques. L’art islamique lui-même, avec ses arabesques ésotériques, ses fluorescences elliptiques, ses lacis calligraphiques, respectueux du précepte censurant toute représentation vivante, l’imaginaire populaire qu’il hypnotise, et toute la fantasmagorie superstitieuse qu’il substantialise, étaient reproduits par plusieurs plasticiens dans l’exagération démystificatrice. L’obscurantisme intégriste était rejeté, sans ambages, dans ses ténèbres. Les satyres sortaient de leurs ombres. Le dieu Pan, survivant dans des rituels marocains antiques, refaisait surface sous le pinceau et le burin de jeunes saltimbanques à peine sortis de l’adolescence. Aucun symbole idolâtré n’échappait aux foudres purificatrices d’artistes affranchis de toutes les entraves.
La salle soufie marquait le retour aux traverses ascensionnelles. La pause méditative dans une pyramide sous voûte plantée de fleurs-lampadaires en cercles concentriques décrochait le corps du sol, l’esprit de ses rattaches matérielles, la conscience de son coffrage social, installait l’être réunifié dans l’intemporalité relaxante. Des planches dévoilaient des cryptogrammes initiatiques, décomposés en formats de plus en plus minuscules jusqu’à l’illisibilité totale. Farid Belkahia s’y retrouvait avec une mystérieuse tablette alphabétique de l’érotisme mystique, et un tableau-sculpture en peau et cuivre explicitement intitulé « transcendance », une composition allégorique de la matrice du monde. D’autres artistes et designers se ressourçaient dans les arts africains et sahariens, épuraient les corps, stylisaient les paysages, confectionnaient des bijoux cubiques, des costumes féériques, taillés dans des étoffes de chanvre et de jute. Ces créateurs, sensibles aux préoccupations écologiques, cueillaient les artefacts artistiques pour exprimer les mystères de la vie, défeuillaient les pétales palpables de l’animisme, dupliquaient les motifs insaisissables du paganisme, renouaient intuitivement avec le chamanisme, recherchaient une nouvelle syntonie de l’être et de la nature. Les luttes sociales n’étaient jamais absentes, les inégalités criantes, les désespérances migratoires, les morales castratrices, les lois mutilatrices, les croyances pétrifiantes, les printemps et les automnes arabes, les survivances de l’esprit colonial. La provocation se faisait éveilleuse de consciences. Les catachrèses dénonciatrices des injustices se spécifiaient sous tous les modes, métaphoriques, humoristiques, sarcastiques, caricaturistes. Même le pèlerinage de la Mecque et sa promotion touristique comme chance ultime de rédemption, n’échappait pas à la critique radicale. Cette transgression culturelle des censures et des prohibitions, des ankyloses sociétales et des rigidités mentales, portait un sens artistique, une pertinence sociologique, une portée philosophique, qui neutralisaient d’avance les récupérations mercantiles, les interprétations futiles, les post-manipulations hostiles. Cette exposition rappelait, de ce fait, avec une force créative multidimensionnelle, la diversité structurelle de la culture marocaine, son patrimoine plural, son exemplarité planétaire.
*Sociologue, poète, artiste peintre.
Post-scriptum :
L’artiste peintre Mustapha Saha, également sociologue et poète, célébrait, dans l’exposition monumentale « Le Maroc contemporains » à l’Institut du Monde Arabe – Paris, trois monuments de la littérature marocaine, Driss Chraïbi, Edmond Amran El Maleh et Mohamed Leftah, Ses trois portraits en bichrome, jaune d’or et rouge carmin, sur fond noir, réalisés dans une technique et une esthétique inédites, explorent, dans leur expressivité en relief, les recoins obscurs de chaque écrivain, où se nichent sa profonde humanité et sa muse protectrice.
Mustapha Saha prépare, par ailleurs, un livre intitulé « Le mausolée littéraire » où il consacre, en peinture et en écriture, les grandes figures de l’art, de la littérature et de la pensée, qui ont façonné la modernité marocaine, où défilent des plumes et des pinceaux reconnus de leur vivant, Driss Chraïbi, Ahmed Sefrioui, Mohamed Choukri, Mohamed Zafzaf, Ahmed Cherkaoui, Mohamed Hamri, Ahmed El Yacoubi,Farid Belkahia…, des génies précurseurs morts dans l’anonymat, Abdelkader Chatt, Mohammed Ben Ali R’bati, Ahmed Bouanani…, des avant-gardistes tissant la toile beat-générationnelle à Tanger, Paul Bowles, Jack Kerouac, …, des prosateurs illuminés, amoureux de cette terre rouge aux mille secrets, où Jean Genet choisit sa dernière demeure après avoir déserté le tombeau sculpté par Jean-Paul Sartre, où Roland Barthe a ciselé les fragments de son discours amoureux.