Les retrouvailles

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Fils unique, Belaïd a toujours joui d’une certaine liberté et d’une grande intimité avec ses parents. Son père, Hmida Ben Qacem, puissant cheikh de sa sous-fraction tribale, l’a eu à un âge avancé et l’a toujours traité en adulte

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 « Les retrouvailles » fait suite à la précédente chronique de Aziz Hasbi, Des noms et des faits de mon bled

Un an après la fin de ses études à Marrakech, Belaïd est engagé dans un collège à Safi en tant que professeur de littérature. Cela remplit son père de fierté, bien qu’il ait d’abord souhaité pour son fils unique la carrière d’adoul, à l’image des lettrés des campagnes. Mais il a entendu parler de la profession d’enseignant du secondaire et de son prestige. Belaïd fait partie des rares cadres marocains de l’époque. 

Pourtant Hmida est un peu frustré de voir son fils unique continuer à habiter en dehors du domicile familial. Sa mère veut aussi le voir plus souvent. Elle attend avec impatience l’occasion d’aborder avec lui le sujet du mariage. Elle souhaite le voir prendre femme et s’installer dans la grande maison qui est vide depuis qu’il l’a quittée pour aller faire ses études à Marrakech. Mais il continue  à ignorer les timides allusions maternelles. Pour ne rien précipiter, il ne lui parle pas encore de son idylle naissante avec Hniya. Sa mère se doute un peu de son penchant pour la gracieuse fille de Si M’hammed et n’attend qu’un geste pour pousser au mariage. Belaïd pense que le moment n’est pas encore venu pour cela. Il veut continuer à jouir un peu plus de sa liberté et laisser sa dulcinée parachever sa maturité. Lorsqu’il est de retour au douar, il ne manque pas de se rendre chez son vieux maître ; il y entrevoit Hniya de temps à autre. Il sait que celle-ci séjourne parfois à Safi, mais il se refuse à chercher à l’y rencontrer. Ce serait trahir son mentor. Du reste,  son éducation le lui interdit.

Fils unique, Belaïd a toujours joui d’une certaine liberté et d’une grande intimité avec ses parents. Son père, Hmida Ben Qacem, puissant cheikh de sa sous-fraction tribale, l’a eu à un âge avancé et l’a toujours traité en adulte. Dès qu’il est en âge de l’accompagner dans ses longues et lointaines parties de chasse, Belaïd est initié par son père au maniement des armes et à la compagnie des sloughis, les lévriers qui font la fierté de Hmida. Lorsque le père part à la chasse, Belaïd est heureux de se débarrasser pendant un temps de l’école coranique. Aucune force n’aurait pu l’empêcher de faire partie des expéditions de son père, à la grande joie de celui-ci qui profite de la compagnie de ce fils chéri. Hmida veut prendre sa revanche sur l’anonymat qui a marqué ses relations avec son propre père, puissant chef de tribu, polygame et ayant un grand nombre d’enfants dont il avouait parfois oublier les prénoms.

Le séjour de Belaïd à Marrakech a été une longue absence, entrecoupée seulement par les périodes de vacances et certains brefs retours durant les saisons de chasse. Malgré sa grande intimité avec ses parents, son jeune âge ne lui a, jusqu’alors, pas permis de vraiment bien les connaître, surtout le père souvent pris dans ses nombreuses occupations professionnelles et sociales. Il a eu plus de proximité avec sa mère.  

Son retour de Marrakech coïncide avec le début de la détérioration de la santé de Hmida, rattrapé par l’âge. Belaïd a déjà relevé ses absences de certaines parties de chasse, fait inédit par rapport à toute une vie où il n’a jamais raté une seule sortie. Interrogé discrètement par son fils, il se perd quelque peu dans les justifications. Chaque fois, il insiste cependant pour que Belaïd le remplace. Mais celui-ci finit par remarquer que la vraie raison est la fatigue. Il a, jusque-là, tenu et sa santé robuste a permis de bien retarder l’apparition des signes de vieillesse. Mais celle-ci finit par imposer ses lois, même aux plus puissants.

Hmida a eu son heure de gloire et continue de jouir du respect de tout le monde. Sa compagnie est recherchée par les notables de la région et au-delà. Le voir vieillir est un spectacle affligeant et bien inhabituel pour son fils qui a toujours eu la sensation que son père est inusable et éternel.

Cette prise de conscience dérange complètement son programme. Il décide de demeurer à Safi juste pour assurer ses cours qu’il a groupés pendant trois jours de la semaine. Le reste du temps, il est auprès de ses parents. Il a de longues discussions avec ce père qui l’a toujours mis à l’aise et pris au sérieux. Celui-ci est avide de tout ce que son fils peut lui raconter. Belaïd, qui aime de plus en plus partager la beauté du verbe avec les autres, se fait un plaisir de parler durant des heures à son père de l’histoire de la littérature et de lui réciter de beaux poèmes. 

Hmida n’est pas particulièrement préparé à ce niveau élaboré d’entretiens culturels. Il a appris le Coran, mais les responsabilités qu’il a prises à la mort de son père pour gérer les affaires de sa sous-fraction tribale l’ont empêché de pousser plus loin sa formation. Inscrire son fils à la prestigieuse medersa de Ben Youssef et le voir développer toutes ces connaissances est pour lui une véritable revanche sur le temps. Bien sûr, il ne regrette rien. Il a eu une vie bien remplie et jouit de la reconnaissance et de la considération des siens et du respect des autorités du Makhzen, voire de celles du Protectorat qui ont ménagé ce chef de tribu adulé par les siens qui, pourtant, cache à peine son hostilité à la présence étrangère au Maroc. Le seul regret de sa vie, c’est de ne pas avoir eu autant d’enfants qu’il a souhaités. Mais ce fils unique lui a donné d’immenses joies.

Il profite de ces longs apartés avec lui pour évoquer parfois les responsabilités familiales qu’il aura à assumer après sa disparition. Belaïd essaye toujours de changer de sujet et de plaisanter sur l’indestructibilité de la santé de son père. Mais il retient tout ce que celui-ci veut lui faire comprendre.C’est à la faveur de ces entretiens que Belaïd commence à vraiment connaître et à apprécier les qualités de ce père qu’il a toujours aimé. Cette intimité entre adultes et cette complicité sur l’essentiel donnent de nouvelles raisons à celui-ci de respecter ce patriarche qui, tout en étant son propre père, est le chef de tout un clan dont le sort de chacun des membres est présent dans les recommandations qu’il essaie de lui transmettre. Pourtant Hmida sait que la fonction de cheikh est en train de s’éteindre pour sa propre lignée. Son fils, qui a choisi une carrière bien distincte et qui garde toujours une certaine distance avec les responsabilités du père, refuse de prendre la suite. Mais ceci ne le dérange pas outre mesure ; il a déjà tout arrangé avec le caïd. C’est son neveu Mostafa qui prendra la relève. La fonction de cheikh ne sortira ainsi pas tout de suite du cercle familial. En plus, il y a un lien particulier qui rapproche les deux hommes. Mostafa a pris pour épouse la fille adoptive de Hmida. Celui-ci a, avant la naissance tardive de son fils unique, adopté une petite fille pour satisfaire l’instinct de maternité de sa femme frustré par une stérilité qui a duré des années. Belaïd a peu connu cette sœur adoptive, mariée depuis longtemps.

Cependant Hmida insiste pour que son fils continue la tradition familiale de prise en charge des plus nécessiteux du clan. Il s’est aussi assuré que ce dernier continue à gérer les affaires et à s’occuper de sa mère. Ce faisant, Belaïd mesure combien ce personnage solide laisse voir sa fragilité lorsque le sort de son épouse bien-aimée est en jeu. Il n’a jamais vu les larmes de son père que lorsque celui-ci constate que la fin prochaine va le séparer de cette compagne qui a toujours été à ses côtés, de manière discrète mais sage et efficace. Elle n’a jamais contrarié la volonté de son époux ; mais elle a toujours su orienter ses décisions. Il a, de son côté, constamment été à l’écoute de ses attentes. C’est sa manière de lui donner raison et d’anticiper ses besoins. Elle n’a jamais mis en avant la différence entre le haut standing de sa famille d’origine, urbaine et aisée, et celui moins raffiné que son mari lui a assuré.

Ces apartés entre père et fils ne sont entrecoupés que par les évasions de celui-ci à travers la nature environnante. Bien que chère au cœur de Belaïd, la fréquentation de Si M’hammed se raréfie, mettant en émoi Hnyia qui ne résiste plus à poser des questions insistantes sur ces absences. Le devoir filial dont il excipe la rassure, mais n’éteint pas sa soif inextinguible de voir cet être cher.

Belaïd aime se promener seul et être en communion avec la nature. Ce penchant a été alimenté par les bivouacs organisés lors des parties de chasse. Dès son jeune âge, il apprend ainsi à être à l’écoute de la nature, à déchiffrer les chants des oiseaux, le souffle et la direction des vents, les empreintes du gibier sur le sol, les arrêts des lévriers. Il s’exerce à écouter le silence et à retenir son souffle à l’approche du gibier. Il sort souvent les nuits de pleine lune en compagnie des sloughis pour localiser le mouvement des lièvres. Ceci a donné du souci à sa mère. Mais son père est toujours venu à sa rescousse pour qu’on le laisse devenir un homme.

Son amour pour la nature et sa passion pour la chasse ont grandi avec l’âge. Depuis la fréquentation de la medersa et la découverte de la vocation pour les belles lettres, sa symbiose avec la nature s’est davantage développée. Ses sorties sont de plus en plus fréquentes. Bien qu’aimant beaucoup la compagnie de ses cousins et de quelques amis de son douar, il a tendance à partir seul pendant de longues heures de promenade. Son lieu préféré de sortie est à quelques kilomètres de chez lui, là où deux petits lacs quasi permanents, dayas, alimentent une verdure pérenne qui tranche avec l’aridité de l’environnement immédiat, et rafraîchissent le climat torride de son bled. Il est souvent venu ici chasser le canard sauvage avec son père. Il passe de longs moments à méditer, le regard perdu dans les joncs qui occupent les berges des deux plans d’eau. Mais il ouvre aussi de temps en temps un livre. Ceci est beaucoup moins courant dans la région où le livre est le privilège de savants ou de tolbas faiseurs de filtres d’amour et d’autres amulettes encore.

Il pousse parfois ses déambulations jusqu’aux abords de la belle plantation d’orangers, des navels, située à proximité d’une source réputée pour la qualité de son eau et la puissance de son débit, au nord du mausolée de Sidi Ben Iffou, un saint réputé pour ses dons de guérisseur des problèmes psychiques. A part les quelques fois où il est venu s’abreuver à l’une des  sources du coin, Aïn r’tem, Belaïd a, pendant un temps, évité de s’approcher de la plantation dont le propriétaire, Jean de Chabord, est pourtant quelqu’un qu’il a rencontré lors de parties de chasse ou entrevu aux festins qu’organise régulièrement son père en tant que grand notable de sa région. On y rencontre souvent les autorités et les riches propriétaires. Parfois, Hmida invite de grands dignitaires du Makhzen. De Chabord a souvent aperçu Belaïd dans les parages, mais il  a d’abord évité de l’approcher, de peur de l’effaroucher. Il a aussi recommandé à son personnel de ne pas le déranger ou l’interpeller si d’aventure il se rapproche de la ferme. Avec le temps, ils deviendront des amis.

Jean de Chabord est un colon français atypique. Il ne fait pas partie de la cohorte de ceux qui sont venus chercher fortune en Afrique du Nord. Il est parti de France en quête d’exotisme. Il appartient à une vieille famille aristocratique qui s’est convertie dans l’importation et l’exportation de bois. Son avenir était tout tracé : diriger les affaires familiales. Mais il a fini par se disputer avec son père. Cela date du choix qu’il a fait pour ses études. Parti de Nancy pour intégrer une école de commerce à Paris, il s’est plutôt intéressé à l’histoire de l’art. La nature du milieu dans lequel il a évolué ainsi que le cercle d’amis qu’il a commencé à fréquenter ont été réprouvés par ses parents. Déçu par ses amis, qui ont beaucoup profité de sa générosité, et marginalisé par son milieu familial, il décide de partir loin. J’y reviendrai.

Aziz Hasbi,

Rabat, le 29 septembre 2020

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