Une rencontre fatale

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Dès que Belaïd s’engage dans la longue allée bordée d’arbres, il se trouve face à face avec une jeune femme d’environ une vingtaine d’années, d’une rare beauté, pieds nus, dans un déshabillé blanc et un peu flottant. Il croit rêver…

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Des noms et des faits de mon bled (suite)

Pendant sa période d’adolescence, Belaïd a souvent des moments de repli sur lui-même qui le poussent à préférer les longues promenades en solitaire, loin des gens. Parfois, même lors des parties de chasse, il traîne derrière la rangée horizontale organisée des chasseurs. Ceux-ci respectent sa retraite. A la fin de ses études, Belaïd est un jeune homme qui a vaincu sa timidité, et son mysticisme bucolique d’adolescent est atténué, bien qu’il préfère généralement se promener seul. Son long séjour à Marrakech a été pour beaucoup dans cette ouverture. Il cherche de plus en plus à communiquer avec son entourage. Il multiplie les visites à son ancien maître, le fqih si M’hammed et continue avec Hniya un jeu discret et innocent de séduction.

Depuis son retour au douar, il envisage de prendre contact avec Jean de Chabord. La période de gestation est cependant relativement longue. Mais un jour son projet prend forme de manière quelque peu inattendue, à son corps défendant cependant. En effet, au cours de l’une de ses déambulations habituelles, Belaïd s’engage involontairement à l’intérieur de la ferme de Jean. Il se trouve tout à coup à proximité de la maison, face à la terrasse surélevée où se tient une femme. Il ne sait pas quoi faire, avancer ou reculer. Fort heureusement, la dame ne regarde pas dans sa direction. Il se cache précipitamment derrière un arbre.

C’est presque la fin de l’après-midi. La chaleur du jour est en train de laisser paresseusement la place au souffle léger et caressant d’un chergui adouci qui fait frémir la nature, l’aidant à sortir de la torpeur de la canicule estivale habituelle. C’est aussi le moment propice pour les gens de sortir vaquer aux dernières tâches quotidiennes ou, comme cette silhouette, de s’étirer lascivement afin de chasser l’engourdissement d’une longue sieste, avant de rentrer à la maison. Elle est probablement en train de penser au programme de la longue soirée que la famille passera sur cette terrasse qui surplombe la multitude odorante d’orangers.

La femme arbore une tenue légère, abandonnant sa chevelure dorée au souffle de la brise tiède qui fait onduler sa crinière comme un champ de blé à la veille des moissons. Cette apparition enchante les lieux. Mais Belaïd a des remords de s’être aventuré aussi près de la maison sans l’accord des propriétaires. Il s’en veut aussi d’avoir surpris cette femme dans un état d’abandon. Il décide alors de venir le lendemain voir le maître de céans pour s’excuser de cette irruption accidentelle.

Le Belaïd qui est reçu par Jean et son épouse Françoise, la blonde de la silhouette d’hier qu’il rencontre pour la première fois, est un jeune homme différent de l’adolescent timide et effacé des années d’avant. Il est aujourd’hui un séduisant jeune homme de grande taille. Ses propres absences et celles fréquentes de Jean ne leur ont pas permis de se revoir depuis déjà un certain temps. Son développement physique ainsi que son allure surprennent son hôte. Il porte un costume de chasse qui lui sert désormais de tenue de randonnée. Il s’est laissé pousser les cheveux qu’il porte un peu longs et bien coiffés. Ceci lui donne un air original par rapport à la moyenne des hommes de son environnement rural qui ont généralement le crâne rasé et sont habillés à la traditionnelle. Mais des Marocains se laissent de plus en plus séduire par le style vestimentaire européen, surtout dans les villes.

Les présentations sont faites. Le visiteur est intimidé par la présence de cette belle et élégante femme blonde soigneusementmaquillée. C’est la première fois qu’il est reçu par des étrangers et qu’il serre la main à une Européenne. Il a jusqu’ici croisé les nasraniate de loin. Il en a beaucoup vu sur la place Jamaâ L’fna, mais sans jamais les approcher. Troublé, il prononce un choukran à peine audible lorsque la maîtresse de maison lui présente un verre de limonade avec un sourire encourageant. Il ne sait pas si elle a compris son baragouinage. Il est agréablement surpris lorsqu’elle répond en arabe. Il se sent à l’aise. Cette ambiance lui permet d’évoquer l’incident d’hier et de s’en excuser. Le couple est étonné, mais pas outré le moins du monde. Bien au contraire, ils lui reprochent de ne pas avoir continué jusqu’à l’intérieur pour les voir.

Soulagé et de plus en plus détendu, Belaïd exprime, pour la forme, le regret de ne pas connaître le français pour leur parler dans leur langue. De manière tout à fait inattendue et spontanée, Françoise se déclare disposée à lui donner des cours s’il le désire. Jean abonde en lui conseillant d’accepter l’offre, étant donné le talent d’enseignante de son épouse. Belaïd remercie et accepte timidement. Il est cependant saisi au fond de lui-même par le degré de liberté de cette femme et par la tolérance de Jean. Décidément, ces Européens forment un monde à part, se dit-il. Mais il apprécie bien leur compagnie.

Les visites se multiplient et les liens entre les deux hommes se consolident. L’apprentissage du français fait son petit bonhomme de chemin. Belaïd désire apprendre. La vivacité de son esprit lui permet de faire de rapides progrès. Ses manières et son accoutrement connaissent quelques changements. Il prend l’habitude de se présenter chez eux en costume moderne. Il a engagé des frais pour enrichir sa garde-robe, tout en restant fidèle à des vêtements décontractés adaptés à la marche. Ses nouveaux amis ne semblent pas étonnés de le voir ainsi habillé. Il en conclut à la normalité de son accoutrement. Mais la normalité aux yeux du couple n’est pas celle de son milieu rural. Il le sait. Lorsqu’il a circulé la première fois avec son costume de chasse à l’européenne, son jeune âge a plaidé pour lui. Mais, aujourd’hui, il note que les gens sont interloqués lorsqu’ils voient passer le fils de leur cheikh habillé comme un nasrani. Toutefois personne n’ose critiquer, du moins ouvertement. Quant à lui, il ne manque jamais d’expliquer à ses cousins et à ses amis que les temps ont changé et que les costumes européens sont plus commodes pour les déplacements et pour le travail. Certains fils de notables lui emboîtent progressivement le pas. Le premier à le faire est l’un des nombreux fils des Oulad Souilem, un puissant clan de la plaine fertile d’Al Hasba.

Jean profite de ces visites pour montrer à Belaïd ce qu’il a réalisé. « Au début, lui dit-il, les gens m’ont pris pour un mahboul, étant donné le travail titanesque nécessité par la mise en valeur de ces terres inhospitalières et le coût exorbitant des opérations ». Ils n’ont en effet pas compris pourquoi il dépense tant d’argent et d’effort pour tirer quelque chose d’une terre morte qu’ils ont toujours considérée au mieux comme un pâturage, mais jamais comme une terre fertile capable de nourrir son homme. Cependant les salaires qu’il paye ne sont pas pour déplaire à ces pasteurs qui peinent à joindre les deux bouts.

Il met beaucoup de temps à nettoyer et à apprêter le terrain acquis. Il y construit une coquette maison qui surplombe cette large bande de bonne terre que l’épierrage de la vallée a permis de mettre au jour. Il a ainsi pu dégager environ soixante-dix hectares de bonnes terres pour son orangeraie. 

Ses efforts ont commencé relativement rapidement à donner leurs premiers fruits. Les cyprès et les eucalyptus qu’il a plantés tout autour de son domaine ont poussé grâce à l’eau dont regorge la source d’Aïn al Ghorr, une fois nettoyée et approfondie par ses soins. La maison s’est dressée toute en blancheur, avec son toit surmonté de tuiles rouges rutilantes et ses portes et fenêtres au vert éclatant. Elle est venue égayer et, en même temps, narguer cet environnement que seules les pluies hivernales lui permettent de changer d’aspect pour une saison avant que le soleil de plomb ne revienne brûler ses atours printaniers et le remettre à nu. La demeure reproduit l’architecture de la Lorraine lointaine du couple. La touche locale consiste en un patio à l’intérieur et une grande terrasse donnant sur la plantation. Ils y vivent la plupart du temps, et surtout pendant les longues soirées chaudes, bercées par les fragrances qu’exhalent cette débauche d’espèces et d’essences.

Les choses ont, depuis lors, définitivement pris forme, et les gens prennent désormais plus au sérieux ce blond souriant, respectueux d’autrui et combien généreux. Les voyageurs font le détour pour passer à proximité et admirer cette oasis sortie de cette terre rocailleuse.

Ce n’est qu’après avoir achevé les travaux et apprêté la maison que Jean se marie avec Françoise, rencontrée à Rabat chez sa grande sœur Eliane, la femme de son ami Michel Girard. Elle est venue fuir la grisaille de l’Europe de l’entre-deux-guerres où sévit alors une grave crise économique. La famille de Françoise habite Remiremont, dans les Vosges. Son père, André Seguin, possède l’une des plus anciennes scieries de Vagney, à proximité de la Bresse, une célèbre station de ski.

Ce mariage a été l’occasion d’une rapide normalisation de la relation entre Jean et sa famille. La lettre annonçant cette nouvelle et les détails sur son projet agricole abouti a fourni le détonateur de ce réchauffement. Son père a ressenti comme un hommage le fait pour Jean d’avoir choisi de se marier avec la fille d’André Seguin, un fabricant et un négociant comme lui. Les deux familles font le déplacement au Maroc pour assister à la célébration de cette union. Rentrés en France depuis déjà un certain temps, Eliane et Michel reviennent pour le mariage de la sœur et de l’ami. Tout le monde est émerveillé par le séjour à la ferme. Des jours de liesse inoubliables. Belaïd passe en ce moment ses examens finals à Ben Youssef. Il n’est d’ailleurs pas encore un coutumier des de Chabord. Hmida est reçu le lendemain avec les notables locaux sous la tente caïdale dressée devant la maison. Les nouveaux mariés ont évité de les mêler aux fêtards européens généralement éméchés à de telles occasions. Les nouveaux mariés passent de temps à autre pour renouveler leur bienvenue à leurs invités marocains. Mais seul Jean déjeune avec eux. Le couple cherche à respecter la coutume du pays.

Passionnés par la chasse, Jean et Belaïd profitent de toutes les occasions pour pratiquer différentes sortes de traques du gibier. Ils partent sans Hmida de plus en plus diminué par l’âge et la maladie. Ils font même quelquefois le déplacement dans la région de Chichaoua, une localité quasi désertique, à la recherche de ce qui reste de gazelles. Parfois, leur réputation de bons tireurs leur vaut d’être invités à des parties de chasse au Sahara.

Les visites de Belaïd à ses amis bouleversent un peu la fréquence de celles qu’il a coutume de faire à Si M’hammed. Le vieux fquih ne manque pas de relever les changements incessants que subit la personnalité de son ancien disciple. Il est vrai, celui-ci aime toujours discuter littérature avec son ancien mentor. Mais l’élan des débuts faiblit. Magnanime, si M’hammed impute cette absence d’allant à la réserve qui accompagne souvent l’avènement de l’âge mûr. Du reste, le jeune homme a toujours fait montre de liberté dans ses comportements.

Hniya est moins sereine. Elle voit que son Belaïd commence à être happé par le modernisme, aussi bien dans sa tenue vestimentaire que dans ses manières. Elle a peur d’être dépassée. Elle ne sent déjà plus la chaleur et l’avidité de son regard, ni l’empressement qu’il a l’habitude de montrer à la voir, serait-ce de loin. Mais il lui montre toujours le même intérêt, bien que de façon quelque peu posée et un tantinet cérémonieuse. Tout cela trouble l’esprit de cette jeune amoureuse impénitente. Elle veut savoir le pourquoi de cette nouvelle attitude.

Bien après, Belaïd se présente un jour à l’aube chez Jean pour une partie de chasse dans les alentours. Les chasseurs sortent toujours très tôt. Dès qu’il s’engage dans la longue allée bordée d’arbres, il se trouve face à face avec une jeune femme d’environ une vingtaine d’années, d’une rare beauté. Elle est en déshabillé blanc et un peu flottant et marche pieds nus. Il croit rêver. C’est la deuxième fois que ces parages lui réservent une surprise de ce genre. Mais cette fois-ci l’apparition est très proche de lui. Leurs yeux ne se quittent pas. Le temps et l’espace sont figés. Seule la réalité de ces regards et de cet ébahissement réciproque semblent exister en ce moment. Belaïd n’arrive à se rappeler ni du temps passé dans l’éblouissement ni du moment où l’être rencontré s’est éclipsé. Il ne reprend conscience que lorsqu’il sent la main de Jean sur son épaule. Il ne sait pas quoi répondre aux questions de son ami. Celui-ci lui demande de s’asseoir pour reprendre son souffle. Au bout d’un moment, il se ressaisit. Il dit à son ami qu’il vient de voir un ange sous la forme d’une jeune fille aux cheveux d’or. « Ah ! lui répond Jean en riant, c’est juste Adèle, la fille de ma belle-sœur Eliane et de mon ami Michel. Elle est venue se reposer et fuir le bruit des bottes en Europe. Ne fais pas trop attention, elle est un peu déprimée pour le moment ». « Cette créature est donc réelle ! » lance Belaïd. Mais comment ne pas faire attention à elle, pense-t-il, alors qu’il sait qu’il est déjà envoûté… (à suivre)

Aziz Hasbi,

Rabat, le 12 octobre 20220

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