chroniques
LES BOUQUINISTES PARISIENS AD VITAM ÆTERNAM - PAR MUSTAPHA SAHA
Mustapha Saha aux cotés des bouquinistes des quais de la Seine
Paris. Vendredi, 18 août 2023. Je reçois la pétition suivante que je m’empresse de signer. « Avec l’arrivée des jeux olympiques, les bouquinistes des quais de la Seine sont directement mis en danger. Il est prévu un démontage total des boîtes qui sont le seul emploi et la seule source de revenus de ces libraires à ciel ouvert sans garanties de remontages et de restaurations. Il est difficile d’imaginer les quais de la Seine sans bouquinistes, ça revient à détruire l’âme de Paris ». Je me rends sur place. Je discute avec plusieurs bouquinistes. Ils me paraissent à la fois déterminés et sidérés. L’inconcevable leur tombe sur la tête.
Jérôme Callais, président de l’association culturelle des bouquinistes de Paris, me dit : « La mairie nous utilise comme argument touristique. Et là, elle nous chasse d’une tapette comme des mouches sur le gâteau ». Alain Greppo, bouquiniste depuis trente ans : « Les amateurs de livres se font rares. Les touristes prennent des photos et passent leur chemin. Certains achètent des souvenirs, des porte-clefs, des cadenas d’amoureux, des gadgets tricolores. Nous sommes folklorisés, ringardisés. Des projets de réaménagement se trament dans notre dos ». Il est loin le temps où Gérard de Nerval écrivait : « Il est impossible, pour un parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste » (Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Angélique, 1854). Les Jeux olympiques abrogent l’histoire.Les cérémonies d’ouverture et de clôture se dérouleront sur la Seine. Un événement sous haute surveillance. Des berges détergées, aseptisées, astiquées. Le sécuritarisme justifie le culturicide. L’actualité pèse de toute son insignifiance. Le pouvoir policier n’a cure des manifestations populaires.
Les deux-cent-trente bouquinistes parisiens tiennent en permanence la plus grande librairie à ciel ouvert du monde. Trois-cent-mille livres. C’est là que je déniche depuis toujours des introuvables. C’est là que je me rendais rituellement avec Edmond Amran El Maleh et Haïm Zafrani. « Ici s’échouent les trésors coloniaux répudiés » me susurre le savant auquel j’ai consacré mon livre Haïm Zafrani, Penseur de la diversité. La bouquinerie remonte loin, aux colporteurs d’incunables et d’imprimés au seizième siècle. Le mot français bouquin, boucquain, dérivé du néerlandais bœc signifiant livre, s’atteste dès le quinzième siècle. « Bouquiniste, on appelle ainsi un homme qui arpente tous les coins de Paris, pour déterrer les vieux livres et les ouvrages rares, et celui qui les vend. Le bouquiniste visite les quais, les petites échoppes, tous ceux qui étalent des brochures. Il en remue les piles à terre. Il s’attache aux volumes les plus poudreux, qui ont la physionomie antique. Ce n’est que de cette manière que l’on trouve à bas prix les ouvrages les plus curieux. » (Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1782, douze volumes, réédité par Le Mercure de France en deux tomes, 1994). Les bouquinistes d’aujourd’hui sont, pour une bonne partie, des personnages insolites, des professeurs à la retraite, « Il n’y a qu’une retraite, c’est la mort » me dit l’un d’eux, d’anciens libraires ruinés, des bibliophiles, un marketeur revenu des publicités aliénantes, un ancien maoïste désenchanté, un contrebassiste classique lassé des salles de concert. « Quand le dernier vieux bouquiniste, connaissant à fond son métier, qui vendait des livres anciens et épuisés, et pas seulement des livres d'occasion, aura disparu, l'âme des quais parisiens aura quitté ces lieux de promenades littéraires, artistiques, et surtout de rêveries philosophiques » (Louis Lanoizelee, Souvenirs d’un bouquiniste, éditions L’Âge d’homme, 1978).
La Ville de Paris est propriétaire des emplacements. Elle délivre des autorisations d’occupation exemptées de loyer. Les concessions de huit mètres peuvent accueillir quatre boîtes d’égale dimension. Le bouquiniste s’engage à ouvrir au moins quatre jours par semaine sauf intempéries, et à ne faire commerce que de livres d’occasion, de vieux papiers, de gravures, d’estampes. Une boîte sur quatre peut être consacrée à la brocante de monnaies, de médailles, de cartes postales. Avec le développement de l’imprimerie au quartier latin, les vendeurs sanglés d’une boîte autour du cou et les estaleurs écument les quais de la Seine. La vente à la sauvette favorise la diffusion de pamphlets politiques, de gazettes interdites, de littératures subversives. En 1577, un décret royal traite les colporteurs de larrons et de receleurs. Le Pont Neuf, inauguré en 1606, devient le marché des bouquinistes. En 1649, un arrêté municipal interdit les boutiques portatives et les étalages sauvages. Les bouquinistes doivent se soumettre à des agréments dûment délivrés. La première définition du mot bouquiniste se trouve dans le Dictionnaire universel du commerce de Jacques Savary des Brûlons (1657-1716), inspecteur général de la Douane sous Louis XIV, paru à titre posthume en 1723 : « Les bouquinistes, pauvres libraires qui n’ayant pas les moyens de tenir boutique ni de vendre du neuf, étalent de vieux livres sur le Pont Neuf, le long des quais et en quelques autres endroits de la ville ».Le terme bouquiniste se retrouve en 1752 dans le Dictionnaire de Trévoux, ouvrage historique, condensant les encyclopédies françaises du dix-septième siècle, composé par les jésuites en réaction à l’effervescence intellectuelle des protestants : « Bouquiniste, nom masculin et féminin, se dit des vendeurs de vieux livres, de bouquins, veterum librorum propola. Les quais de la Seine à Paris sont pleins de bouquinistes. Bouquinistes se dit encore de ceux qui lisent de vieux livres, veterum librorum lector ». Voilà pour la légitimation historique. Le Dictionnaire de l’Académie française consacre, en 1762, le mot bouquiniste avec une remarquable platitude : « Bouquiniste, celui qui vend ou achète de vieux livres, des bouquins ».
Le Pont Neuf, inauguré en 1607, est le plus ancien des ponts parisiens, le premier permettant de passer directement d’une rive à l’autre, un pont sans habitations, pourvu de trottoirs protégeant les passants des charrettes. Des marchands ambulants, des tondeurs de chiens, des loueurs de parasols, des arracheurs de dents, des saltimbanques, des jongleurs, des bouffons, des charlatans de tous poils s’y installent. Des bouquinistes y prennent quartier jusqu’à ce qu’ils en soient expulsés en 1819. Sont principalement visés les pamphlets, les mazarinades, les gazettes subversives dont ils sont diffuseurs. Les bouquinistes sont menacés de confiscation de leur marchandise au profit du dénonciateur et de châtiment de leur personne par l’autorité policière. Une autre ordonnance royale de 1649 confirme l’interdiction. Mais, les étalagistes peuvent compter sur la solidarité des gens de lettres. Les ordonnances successives restent sans effets. Quand, en 1866, le Baron Haussmann veut chasser les bouquinistes pour rétablir les quais dans la pureté de leurs lignes, l’écrivain Paul Lacroix, surnommé le bibliophile Jacob, intercède avec succès en leur faveur auprès de Napoléon III.
Pendant la Révolution française, les libraires ambulants récupèrent les bibliothèques pillées de l’aristocratie et du clergé. Sous le Premier Empire, les bouquinistes obtiennent un statut administratif qui les assimile aux commerçants de la ville. En 1859, sous le Second Empire, un règlement spécifique délivre les premières concessions. Ils obtiennent chacun dix mètres de parapet contre le versement d’une patente et d’un droit annuel de tolérance. Ils ont une autorisation d’ouverture du lever au coucher du soleil. Ils doivent remballer leurs produits à la fin de la journée et ne rien laisser sur place. En 1891, un arrêté municipal permet le stockage pendant la nuit. En 1900, la mairie impose la couleur vert wagon pour les boîtes, assimilées au mobilier urbain.Sur le blason du bouquiniste, le lézard en quête de soleil pour pouvoir écouler ses livres lorgne sur la noble profession de libraire à laquelle s’accorde le privilège de porter l’épée.
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).