économie
L'éléphant du Kenya menacé par les avocats
Tolstoï,le quinquagénaire du parc d'Amboseli, le 3 mars 2021
L'aube point tout juste quand apparaît la silhouette géante de Tolstoï. Cet éléphant, dont les défenses touchent presque terre, est chez lui dans le parc national kényan d'Amboseli, au pied du mont Kilimandjaro: cette nature sauvage est son jardin depuis près de 50 ans.
Il a survécu aux braconniers, aux attaques à la lance, à la sécheresse... Mais aujourd'hui un phénomène inattendu menace son royaume : la demande croissante en avocats.
Une exploitation de 73 hectares située près du célèbre parc d'Amboseli, sanctuaire de nombreuses espèces d'animaux sauvages, est au coeur d'une bataille juridique.
Ses détracteurs - propriétaires fonciers locaux et groupes de protection de la nature - affirment que cette plantation entrave la circulation des éléphants et qu'elle va à l'encontre de l'usage historique de ces terres.
Un tracteur irrigue de jeunes plants d'avocats sur l'exploitation de KiliAvo Fresh Ltd, à Kimana, près du parc national kényan d'Amboseli, le 2 mars 2021
Ses financiers réfutent. Pour eux, elle ne menace pas la faune et crée des emplois indispensables sur des terres inexploitées.
Grand producteur d'avocats, le Kenya a vu ses exportations exploser avec le nouvel engouement pour ce "super aliment" tendance, devenu un incontournable des cartes de cafés et restaurants du monde entier.
Or vert
Déjà sixième fournisseur de l'Europe, le Kenya a vu ses exportations d'avocats augmenter de 33% pour atteindre 127 millions de dollars en octobre 2020, selon l'Association des exportateurs de produits frais du pays.
C'est durant cette année exceptionnelle que la société kényane KiliAvo Fresh Ltd a obtenu l'autorisation de l'Autorité nationale de gestion de l'environnement (Nema) d'installer son exploitation sur des terres achetées à des propriétaires masaï.
Le terrain a été débarrassé de sa végétation et clôturé. L'exploitation a été équipée de panneaux solaires, d'une pépinière et de forages pour exploiter les nappes phréatiques.
Inquiets, les propriétaires voisins et des groupes de protection de la nature ont fait valoir que l'agriculture à grande échelle est interdite à cet endroit, en vertu des plans d'utilisation des sols dans la région.
En septembre, sous pression, la Nema a ordonné à KiliAvo de suspendre ses activités, le temps d'examiner l'affaire. L'entreprise a contesté cette décision devant le tribunal environnemental du Kenya, où l'affaire est en cours d'instruction.
Et les cultures se poursuivent. Un matin de début mars, on pouvait ainsi voir des tracteurs labourer la terre rouge, tandis que des ouvriers agricoles arrosaient des rangs de jeunes avocatiers.
Cohabitation impossible ?
Bien que florissante, la culture de l'avocat au Kenya pèse peu comparé au tourisme qui a rapporté 1,6 milliard de dollars en 2019.
Mais le directeur de la ferme et par ailleurs actionnaire de KiliAvo, Jeremiah Shuaka Saalash, assure que l'exploitation a "sauvé" de nombreux employés du secteur touristique, qui se sont retrouvés sans emploi lorsque les gîtes et hôtels ont fermé avec la pandémie de coronavirus.
"Je défends l'idée qu'on peut coexister avec la faune et avoir une autre source de revenus", explique ce Masaï originaire de la région, en soulignant qu'une exploitation de fruits et légumes encore plus grande se trouve à proximité.
Propriétaires voisins et experts de la faune sont, eux, catégoriques: les deux ne peuvent pas cohabiter.
Une culture très consommatrice d'eau comme celle des avocats met en danger cet écosystème classé au patrimoine mondial de l'Unesco, déjà régulièrement confronté à la sécheresse.
Les éléphants ont également déjà heurté la clôture électrique de KiliAvo, preuve selon eux qu'elle se trouve bien sur les routes empruntées par les pachydermes lorsqu'ils quittent Amboseli pour se reproduire, chercher de l'eau et des pâturages.
"Vous imaginez si les éléphants d'Amboseli meurent de faim pour que les Européens puissent manger des avocats?", lance Paula Kahumbu, qui dirige l'ONG Wildlife Direct.
Selon ses opposants, autoriser KiliAvo à poursuivre ses activités créera un précédent dangereux, alors que d'autres exploitants lorgnent ces terres.
A Kimana, localité située près d'Amboseli, les panneaux proposant des terrains bon marché donnent une idée des risques.
Tolstoï et les 2.000 éléphants de cet écosystème sont déjà confrontés aux véhicules lorsqu'ils traversent le sanctuaire de Kimana, point de passage essentiel entre différents parcs.
"Si nous continuons ainsi, le parc national d'Amboseli va mourir", prévient Daniel Ole Sambu de la Big Life Foundation, une ONG locale : "Ces éléphants (...) partiront, et ce sera la fin du parc. Cela signifiera l'effondrement du tourisme dans la région".
"Culture masaï perdue"
La majorité des Masaï autour de KiliAvo ont fait de leurs terres des réserves privées, ouvertes, où la faune et le bétail - vital pour cette communauté pastorale - peuvent se déplacer et paître librement.
"S'ils (KiliAvo) gagnent, nous perdons les réserves. La culture masaï sera totalement perdue", estime Samuel Kaanki, responsable d'une association de 342 propriétaires de terres situées autour de KiliAvo.
Pour Paula Kahumbu, l'agriculture commerciale au Kenya est devenue "beaucoup plus dangereuse pour les animaux que le braconnage".
Elle exhorte les distributeurs étrangers à se renseigner sur l'origine de ce qu'ils achètent, à l'instar du géant britannique Tesco qui a rompu ses relations avec une importante plantation kényane d'avocats en octobre en raison d'accusations de mauvais traitements sur des employés.
"Vous ne pouvez pas installer une culture d'avocats dans une région sauvage comme celle-ci", affirme-t-elle.