Israël-Palestine : quatre leçons d’un automne de sang

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Des chars de combat Merkava de l'armée israélienne se déploient le long de la frontière avec la bande de Gaza dans le sud d'Israël le 13 octobre 2023, alors que la guerre d’Israël contre Gaza se poursuit pour la septième journée consécutive. Des milliers de personnes, israéliennes et palestiniennes, sont mortes depuis le 7 octobre 2023. (Photo par Aris MESSINIS / AFP)

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Dans cette analyse de Jean-François Bayart, professeur d'anthropologie et de sociologie à l'Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID), publiée par Alternatives Economique du 11/10/2023, explique pourquoi ‘’Il n’y a pas de réponse sécuritaire à un conflit politique, quelle que soit la sophistication des technologies employées’’

Les événements tragiques qui surviennent en Israël-Palestine nous obligent à un effort d’intelligence politique, au-delà des légitimes émotions qu’ils soulèvent. Ils nous apportent quatre leçons que nous serions bien avisés de méditer en France.

Les extrémistes n’apportent aucune solution à des problèmes qu’ils se font forts de régler mais qu’ils ont souvent eux-mêmes créés. Les éditorialistes israéliens ne trouvent plus de mots pour stigmatiser l’invraisemblable incompétence d’un gouvernement pris en otage par les religieux, les suprémacistes et les colons, et qui se targuait de garantir la sécurité et la prééminence d’un Etat devenu constitutionnellement juif, à leur initiative et à l’encontre du projet sioniste initial. Bravo les artistes !

Il n’y a pas de réponse sécuritaire à un conflit politique, quelle que soit la sophistication des technologies employées. Les va-nu-pieds du Hamas ont saturé le Dôme de fer, franchi la coûteuse barrière électronique, déjoué les oreilles de la start-up nation si fière de son logiciel Pegasus.

Il n’y a que des solutions politiques à des conflits politiques. Il ne sert à rien de traiter les ennemis de « terroristes », et moins encore d’« animaux humains » car il faudra un jour négocier avec eux faute de possibilité d’une victoire militaire susceptible de rendre inutile un règlement pacifique.

La France a traité de « terroristes » les combattants algériens avec lesquels elle a fini par négocier. Les Etats-Unis ont traité de « terroristes » les talibans afghans et ont fini par négocier avec eux. Israël a traité « d’organisation terroriste » l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) avant de négocier avec elle.

Les tenants de l’apartheid ont qualifié de « terroristes » les militants de l’ANC (Congrès national africain) avec lesquels ils sont en définitive entrés en pourparlers. Il en sera inévitablement de même avec le Hamas, ou le mouvement qui lui succédera après son écrasement militaire. Le plus vite sera le mieux ou, dirons-nous quitte à écorcher la langue française, le moins pire.

Ne pas se tromper de responsable

La grande erreur d’Israël et des pays occidentaux aura été d’inscrire le Hamas dans leur liste des « organisations terroristes » après sa victoire aux élections de 2006 – les premières élections démocratiques dans un pays arabe depuis des lustres ! – car cette décision aura bloqué le processus de son accommodement politique et discrédité la voie démocratique aux yeux de nombreux Palestiniens, et bien au-delà.

Il est futile de faire porter à autrui la responsabilité de ses propres fautes. Accuser l’Iran d’être le deus ex machina de l’offensive du Hamas comme le font de nombreux médias et chancelleries est un déni de la réalité. La République islamique ne s’est jamais cachée de sa participation au Front du refus. Mais l’Iran n’est pas à l’origine du problème palestinien, que l’on sache. Et les Palestiniens ne sont les marionnettes d’aucune puissance étrangère bien qu’ils puissent avoir des alliés, comme tout un chacun.

Que le Hamas bénéficie du soutien politique et financier de Téhéran est une évidence. Qu’ils aient mené cette opération de leur propre chef et avec leurs propres moyens, plutôt artisanaux, devrait en être une autre.

De même, entendre le présentateur-vedette d’une matinale radiophonique qualifier le Hezbollah1 libanais de « milice iranienne » n’aide pas à la compréhension des faits. Entre le Hezbollah et la République islamique d’Iran, le grand frère n’est pas forcément celui que l’on croit.

Les khomeynistes ont appris leur métier de révolutionnaires dans les rangs d’Amal – le mouvement armé dont est issu le Hezbollah – et le chiisme iranien s’est constitué au 16e siècle grâce au concours du chiisme libanais, les deux clergés ayant depuis lors entretenu des relations très étroites, y compris d’ordre matrimonial.

Revenir à une compréhension politique du conflit

Les Français sont prompts à parler gravement de l’« ingérence » iranienne et de la « présence française » au Liban. Ils devraient, pour éviter le ridicule, garder le sens des proportions. Oui, l’Iran est une puissance régionale qui pèse sur les rapports de force en présence. Quel scoop ! Si nous ne voulons pas qu’il joue la carte de la guerre, associons-le au jeu de la paix plutôt que de l’ostraciser comme nous le faisons depuis la révolution de 1979.

Même l’Arabie saoudite s’y est résolue après avoir constaté l’inanité de l’hostilité. La politique des pays occidentaux à l’égard de l’Iran a été erratique, et nous n’avons pas fini de payer le prix de cette machine anti-diplomatique dans laquelle l’administration Trump a remis une pièce en quittant unilatéralement l’accord nucléaire de Vienne (2015).

En bref, la seule manière de sortir par le haut de cette tragédie, ne serait-ce que par considération pour les victimes civiles, israéliennes et palestiniennes, est d’en revenir à une compréhension politique du conflit, à son traitement diplomatique et au respect du droit international que violent allègrement les deux parties, chacune dans son style.

Pour ce faire, certaines voix disparues nous manquent comme les historiens Pierre Vidal-Naquet et Maxime Rodinson, Victor Klemperer ou encore, sur un registre politique, le Général De Gaulle, Jacques Chirac, et peut être François Mitterrand, qui, au moins, auraient su jeter l’opprobre sur l’instrumentalisation politicienne hexagonale de la crise, rappeler l’impératif catégorique d’une paix, sinon juste, du moins porteuse d’avenir, et poser dans les termes exigeants de la philosophie politique la double question nationale, juive et palestinienne.

En cet automne de sang, une lecture parmi d’autres pourrait nous y aider : celle du dernier ouvrage de Bruno Karsenti, La Place de Dieu (Fayard, 2023) qui reprend la vieille question spinozienne du théologico-politique. Mais sans doute est-ce faire preuve d’un optimisme vraiment désespéré que d’inviter à l’étude les petites mains criminelles de la bêtise identitaire.