JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE: DEUX POIDS, DEUX MESURES - Par Mustapha SEHIMI

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Après plus de deux décennies, la CPI a concentré presque exclusivement ses poursuites contre des responsables africains, notamment des membres de groupes armés opposés au pouvoir en place. De quoi alimenter les accusations d'africano-centrisme, voire de racisme, à l'encontre de la Cour. Et conduire à cette conclusion: une certaine forme d'alignement sur les intérêts stratégiques des puissances occidentales.

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Sur l'échiquier géopolitique mondial, la Cour pénale internationale (CPI) a un rôle notable, croissant même, attesté notamment par le conflit Ukraine Russie ou celui à Gaza entre Israël et le Hamas. Mais elle pâtit de plusieurs faits liés entre eux d'ailleurs : un manque d'efficacité et de crédibilité, de légitimité aussi - elle est jugée sélective... 

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La justice pénale internationale se trouve au cœur de l'actualité avec les mandats d'arrêt contre le président russe, Vladimir Poutine en 2023 puis en 2024 contre le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, et des dirigeants de l'État hébreu ainsi que plusieurs chefs du Hamas. Faut-il y voir une grande avancée?

L'historique de cette institution permet de retracer certaines étapes. L'on peut citer les tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokio, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Mais c'était plutôt une forme de " justice des vainqueurs". Il faudra attendre le début des années quatre vingt dix pour que le Conseil de sécurité crée successivement en 1993 un Tribunal pénal international pour l'ex- Yougoslavie (TPIY) et en 1994 un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Il s'agissait de juger les principaux responsables des atrocités commises lors des conflits dans ces pays. Le 17 juillet 1998, est adopté à Rome le traité établissant une Cour pénale internationale (CPI): elle est permanente et à vocation universelle. Elle n'a commencé ses activités qu'en 2002 après la ratification de ses statuts par 60 pays. Il faut mentionner par ailleurs que plusieurs autres juridictions internationales - ou hybrides- ont été également créées au cours des deux dernières décennies : Tribunal spécial pour la Sierra Leone ( 2002 - 2013), Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (2006-2022), Tribunal spécial pour le Liban (2009-2023), Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises en 2013 pour juger l'ancien président tchadien Hissène Habré ; la Cour pénale spéciale en République centrafricaine  (CPS) (2015 - 2022) ; et les Chambres spécialisées pour le Kosovo ( CSK) en 2015 qui poursuivent l'ancien président kosovar Hashim Thaçi..

Des progrès, oui mais.

Après plus de deux décennies d'activités de la justice pénale internationale, quel bilan ? Il vaut de noter pour commencer qu'elle a progressé et qu'elle a ainsi pu s'ancrer dans les relations internationales. La CPI compte en 2024 124 membres - le Maroc a signé les statuts de Rome le 8 septembre 2000 mais ne les a pas ratifiés comme d'autres pays tels les États-Unis, la Chine, la Russie, ou encore l'Iran; il a précisé à cet égard par la voix du Président du ministère public, Mohamed Abdennabaoui, que" le rôle  des États dans lutte contre les crimes contre l'humanité ne dépend la ratification du statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) qui reste une décision souveraine prise par les États".  Globalement, la justice pénale internationale et les autres juridictions dans le même périmètre ont permis cette avancée : celle de la mise en exergue atrocités commises dans des régions largement ignorées par la communauté internationale. Elles ont également contribué à la reconnaissance et à la promotion des droits des victimes de crimes internationaux. Un langage, des concepts ont été ainsi diffusés dans les sphères juridiques des outils aussi. Le droit pénal international est fortement sollicité pour demander justice (Palestine, Syrie, Birmanie, Venezuela, Ukraine,...). 

Un tel développement vient bousculer les principes de souveraineté des États et d'immunité de leurs dirigeants qui sont consacrés et ancrés dans les relations internationales. Qui aurait pu imaginer, voici encore quelques années, qu' un président en exercice d' un État comme la Russie, membre du Conseil de sécurité et puissance nucléaire, serait poursuivi par la CPI depuis mars 2023, avec un mandat d'arrêt à la clé ? Il en est de même du Premier ministre israélien avec le mandat d'arrêt international lancé par le procureur général de la CPI, Karim Khan, le 20 mai dernier. De telles procédures marquent un tournant : elles donnent une forte visibilité à la justice pénale internationale. Elles s'inscrivent dans le prolongement de poursuites et de condamnations ayant visé d'autres dirigeants : le colonel rwandais Théoneste Bagosora ( 2011, TPIR, 35 ans de prison, génocide des Tutsis en 1994); l'ancien président du Libéria, Charles Taylor, en 2011, TSSL, 50 ans de prison, crimes lors de la guerre civile en Sierra Leone; l'ancien président serbe de Bosnie, Radovan Karaszic et le général en chef de son armée, Ratko Mladic, en 2016 et 2017 condamnation tous deux à perpétuité, crimes en Bosnie et génocide de 8.000 hommes musulmans de Srebrenica (juillet 1995) ; les dirigeants cambodgiens Nuon Chea et Khiew Samphan, et l'ancien président tchadien,  Hissène Habré,, condamné en 2016 pour les atrocités commises entre 1982 et 1990.

"Un géant sans bras ni jambes"

Des avancées, oui sans doute. Mais elles n'évacuent pas pour autant bien des critiques. La première d'entre elles porte sur le manque d'efficacité de la justice pénale internationale: sa lenteur, le coût élevé de ses procédures avec un budget moyen annuel compris dans une fourchette de 100 à 150 millions de dollars, le faible nombre aussi de procès instruits par la CPI avec seulement cinq condamnations. Le bilan est sans doute plus flatteur pour les tribunaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie (plus de 200 procès pour le TPIY) et le Rwanda (96), avec une durée moyenne de six ans pour le premier et de neuf ans pour le TPIR. Mais les budgets annuels de chacun de ces tribunaux, respectivement  320 et 250 millions de dollars, ne permettent pas vraiment de rendre pérenne. Ce modèle de justice: tant s'en faut.

 Une autre  critique porte sur la crédibilité sujette à caution d'une justice qui n'est pas en mesure de fonctionner sans le soutien et la coopération des États. Les juridictions pénales internationales, à la différence des autorités judiciaires nationales, ne disposent effectivement d'aucun moyen de contrainte pour la mise en œuvre de  leur mandat et l'exécution de leurs jugements. Elles doivent en effet s'en remettre aux États et à l'ONU pour les assister dans leurs enquêtes et poursuites. La justice pénale internationale a été qualifiée  de "géant sans bras ni jambes ". A preuve, entre autres, les cas d'incapacité suivants " de la CPI: l'arrestation de l'ancien président soudanais Omar el-Béchir, de Vladimir Poutine ou la comparution de cinq accusés membres du Hezbollah par le Tribunal Spécial pour le Liban (assassinat de Rafik Hariri, le 14 février 2005). A noter encore que même lorsque les juridictions internationales parviennent à obtenir la comparution des accusés, elles peinent parfois à établir la culpabilité des plus hauts responsables politiques (l'ancien président de Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo ; les dirigeants kényans Uhuru Kenyatta et William Ruto…).

Comment ne pas le relever ? Après plus de deux décennies, la CPI a concentré presque exclusivement ses poursuites contre des responsables africains, notamment des membres de groupes armés opposés au pouvoir en place. De quoi alimenter les accusations d'africano-centrisme, voire de racisme, à l'encontre de la Cour. Et conduire à cette conclusion: une certaine forme d'alignement sur les intérêts stratégiques des puissances occidentales. Hormis la mise en cause récente du Premier ministre israélien, jamais leurs ressortissants-ou leurs proches alliés- n'ont fait l'objet de poursuites devant les tribunaux internationaux ou devant la CPI. Ainsi va donc le monde...