Comme un froid entre l'Éducation nationale et le Conseil supérieur de l'éducation et de la formation ? Par Bilal Talidi

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Le ministre de l'Education Nationale Chakib Benmoussa et le président du conseil supérieur de l'éduaction Habib El Malki

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Lors de l'organisation du Forum des enseignants les 26 et 27 septembre derniers, certains critiques se sont concentrés sur les critères retenus pour sélectionner les intervenants et enseignants participant à cet événement, mais personne n'a remarqué l'absence ou l'exclusion du Conseil supérieur de l'éducation et de la recherche scientifique. Il était pourtant évident que sa présence à la séance d'ouverture, ainsi que celle de ses experts en encadrement, s’imposaient, non seulement en raison de la position et de la fonction constitutionnelle de ce conseil, mais aussi grâce à l'expertise qu'il recèle. Sa présence aurait également pu être un indicateur positif du degré l'intégration entre les institutions et l'harmonisation des politiques publiques dans le domaine de l'éducation, en accord avec les orientations stratégiques émises par ce conseil, validées tant au niveau de la vision stratégique de réforme de l'éducation que du cadre légal. A moins que le conseil ait été convié et n’a pas répondu favorablement à l’invitation.

Dans les deux cas de figure et étant donné qu'aucune déclaration ou indication claire n'a été émise avant ou pendant la tenue de ce forum, pour expliquer l'absence du Conseil supérieur de l'éducation et de la recherche scientifique, la réponse à cette situation anormale et sans précédent a été difficile à établir. D'autant plus que le ministre de l'Éducation nationale, M. Chakib Benmoussa, lors de sa conférence de presse pour le lancement de l'année scolaire, a évoqué le rôle du Conseil supérieur dans l'évaluation des écoles pionnières, et a mentionné avoir reçu diverses évaluations, tant finales qu'initiales, y compris l'évaluation de l'instance nationale d'évaluation affiliée au conseil, toutes, selon lui, parlant de résultats prometteurs et encourageants de ce projet.

Le précédent…

En réalité, plus d'un an avant la tenue du Forum des enseignants, un premier indicateur a émergé, bien que peu remarqué : c'était l'avis exprimé par le conseil en juin 2023 concernant le projet de décret relatif à l'ingénierie linguistique qui lui avait été soumis par le gouvernement. Ce dernier a critiqué le décret pour "le manque de cohérence interne du projet concernant l'application des dispositions du cadre légal liées à l'ingénierie linguistique". Cet avis contenait une critique sévère considérant que l'ensemble des articles du décret relatif à la détermination des applications de l'ingénierie linguistique dans l'enseignement scolaire, la formation et l'enseignement supérieur, "s'est limité à rappeler les objectifs et les principes fondamentaux liés à l'application de l'ingénierie linguistique, au lieu de les détailler et de les traduire en actions pratiques et appliquées, qualitatives et quantitatives, avec des délais clairs et des entités responsables ou concernées par leur application." Le conseil a observé que le projet s'appuyait sur les lois organiques relatives à la détermination des étapes de la mise en œuvre du caractère officiel de l'amazigh et à celle du Conseil national des langues et de la culture marocaine, sans tenir compte du contenu de ces lois, qui établissent le cadre institutionnel de la diversité linguistique et contiennent des dispositions d'application.

Fait significatif, le Conseil supérieur de l'éducation et de la formation, dans son rapport annuel sur le travail et les perspectives du conseil pour l'année 2023, publié fin septembre dernier, n’a pas hésité à démentir le ministre de l'Éducation nationale, qui avait affirmé(1), que les écoles pionnières avaient été évaluées par l'instance nationale d'évaluation affiliée au Conseil supérieur de l'éducation et de la recherche scientifique, et que les résultats de cette évaluation seraient exploités par la commission nationale de certification. Dans son démenti, le conseil a opté pour la vie indirect en insérant dans son rapport que "l'instance nationale d'évaluation vise à évaluer la durée d'efficacité et d'impact des écoles pionnières en matière d'amélioration de la qualité de l'éducation, de réduction du décrochage scolaire et de l'épanouissement des élèves à travers des mécanismes et des indicateurs précis permettant de mesurer la performance de ces écoles", ce qui implique la dimension temps et laisse entendre que l'évaluation n'a pas encore été réalisée, et que les résultats dont parle le ministre n'existent pas réellement, car l'évaluation elle-même n'a pas commencé, et le travail sur la définition de ses critères et indicateurs est toujours en cours.

Ainsi, le rapport annuel sur les résultats et les perspectives du Conseil supérieur de l'éducation et de la formation intègre l'évaluation des établissements d'enseignement primaire participant au projet des écoles pionnières, ainsi que l'évaluation de l'éducation préscolaire dans les projets futurs qui seront menés en partenariat avec l'UNICEF.

Une froideur manifeste

En plus de l'ingénierie linguistique et l'évaluation des écoles pionnières, il existe un troisième indicateur qui montre à quel point la froideur entre le ministère de l'éducation et le Conseil supérieur de l'éducation et de la recherche scientifique, a atteint un seuil alarmant. Cet indicateur est lié aux projets de décrets soumis par le gouvernement à l'attention de ce conseil, qui a exprimé son avis à leur sujet sans que le gouvernement ne réagisse positivement à cet avis, n'ayant pas publié ces décrets, plus d'un an après l'avis du conseil. Cela signifie que le secteur de tutelle n'a pas accueilli ces avis avec bienveillance et, au lieu d'adapter ses projets de décrets, il adopte une logique du type : "Agissons d'abord, les décrets viendront ensuite". 

Le gouvernement a soumis trois projets de lois ou de décrets au conseil qui a émis ses avis en 2023 restés sans suite. Il s’agit du projet de loi relatif à l'éducation scolaire et du projet de décret relatif à la détermination des applications de l'ingénierie linguistique dans l'enseignement scolaire, la formation professionnelle et l'enseignement supérieur.

En raison de l'absence de publication des décrets mentionnés, le Conseil supérieur de l'éducation et de la formation en est venu à une conclusion sévère, considérant que "l'engagement du gouvernement à établir un plan législatif et réglementaire pour traduire le cadre légal se heurte à des difficultés d'application, ainsi qu'à un manque de cohérence, et parfois même l’absence de cohérence entre le texte légal et les textes réglementaires".

Reproduction des travers ?

Cette froideur, qui est devenue manifeste à travers l'exclusion du Conseil supérieur de l'éducation et de la recherche scientifique de la participation aux activités du Forum des enseignants, soulève des questions profondes sur l'avenir de la réforme de l'éducation et de l'enseignement dans le pays. En effet, le roi, qui ne cesse de réaffirmer la centralité de la réforme du système éducatif et de formation, et qui a veillé personnellement à la publication de la vision stratégique pour la réforme de ce système, ainsi que du cadre légal qui la traduit sous forme de mesures pratiques avec des délais spécifiques, a tracé un chemin clair pour la réforme éducative, avertissant les gouvernements à venir de ne pas reproduire la situation chaotique de la ritournelle de "réforme et réforme de la réforme". Cependant, il semble que l’on est en train de reproduire cette mauvaise expérience, car l’état des lieux ne fait pas que consacrer une réalité de tension entre les institutions, et leur manque d'harmonie et d'intégration, mais également un travail en dehors des cadres stratégiques et légaux, que le Maroc a mis longtemps à élaborer et autour desquels un consensus a été construit à travers une institution constitutionnelle, travaillant avec efficacité et professionnalisme élevés, et dont la fonction devrait être de rester vigilante, de suivre et d'évaluer la performance éducative, tout en tirant la sonnette d'alarme chaque fois que les gouvernements perdent le cap et s'écartent de la vision stratégique.

  • Conférence de presse qu'il avait donnée sur les éléments de la réforme éducative 2022-2026

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