Politique
Résultats définitifs des élections professionnelles, quels enseignements ?
Enaam Mayara, SG de l’UGTM - Miloudi Moukharik, SG de l’UMT - Abdelakder Zaër, SG de la CDT
Le mois de juin a été consacré aux élections professionnelles, donnant un avant-goût de ce qu’est sur le plan politique l’été 2021. Les sans appartenance syndicale dominent le champ, mais les principaux syndicats se maintiennent. Un grand perdant, le PJD qui a vu son outil syndical écarté de la représentation. Une mauvaise nouvelle pour les islamistes, une bonne pour les autres, un signe pour certains, on verra. Abdeslam Seddiki, aussi syndicaliste que politique, et surtout observateur aiguisé, décortique les résultats où si l’istiqlalienne UGTM gagne du terrain, l’historique et la traditionnelle UMT occupe des secteurs stratégiques qui décuplent sa force au-delà de ce que peuvent dire ses chiffres.
Les résultats définitifs des élections professionnelles qui se sont déroulées dans notre pays ont été rendus publics ce vendredi 2 juillet. Ces élections revêtent au moins un double intérêt : d’une part, elles permettent de dégager les syndicats les plus représentatifs, ceux qui dépassent la barre des 6% des délégués, seuls habilités à participer au dialogue social et aux différentes réunions tripartites régionales et mondiales ainsi qu’aux comités consultatifs prévus par le Code du travail ; d’autre part, en vertu des dispositions de la constitution et de la loi organique de la Chambre des Conseillers, les délégués élus qui forment le collège électoral, seront appelés à élire les 20 représentants des salariés au sein de la Chambre des Conseillers. Et ce sont logiquement les syndicats qui disposent de plus de délégués qui y seraient les mieux représentés. Mais, c’est sans compter avec les SAS (sans appartenance syndicale) qui représentent plus de la moitié des délégués des salariés !
Tels qu’ils se présentent, ces résultats ne sont pas sans apporter quelques surprises. S’ils ne chamboulent pas le paysage syndical tout en consolidant la position du Premier syndicat du Maroc, historiquement parlant, et qui est en même temps le plus représentatif, tous secteurs confondus, à savoir l’UMT, ils provoquent néanmoins un nouvel « ordre syndical » pour les autres protagonistes dont notamment le reclassement de l’UGTM à la deuxième place, reléguant ainsi la CDT, qui montre des signes de fatigue, à la troisième place. Quant à l’UNTM, syndicat proche du parti majoritaire au gouvernement, elle a reçu tout simplement un carton rouge la mettant désormais en dehors du jeu syndical dans la mesure où cette organisation créée dans l’orbite du PJD, n’est pas parvenue à franchir la barre des 6% qui l’habiliterait à s’asseoir à la table du dialogue social. Restent les autres syndicats que sont la FDT et l’ODT. Ces deux organisations très proches l’une de l’USFP et l’autre du PAM, n’ont pas réussi leur décollage pour atteindre le seuil des 6%. Bien au contraire, leurs résultats sont en deçà de ceux enregistrés en 2015 : 2,79% contre 3,83% pour la FDT et 1,18% contre 1,84% pour l’ODT. Voyons tout cela, chiffres à l’appui.
Le nombre des délégués élus, à la fois dans le secteur public et le secteur privé, s’élève en 2021 à 47573, en augmentation de 36% par rapport à 2015, et dont la part de lion, soit 81%, revient au secteur privé. Ce qui est tout à fait normal au regard de la place de ce dernier dans l’emploi. Ainsi, le nombre d’établissements recensés, parmi les unités qui emploient 10 salariés et plus, est passé de 17019 en 2015 à 24414 en 2021. Quant au nombre des unités qui ont effectivement organisé les élections, il est de 19 553 contre 12084 six années auparavant. Cette évolution s’expliquerait, de notre point de vue, par la conjugaison de deux facteurs : l’accroissement naturel du tissu entrepreneurial d’une part et la mise en œuvre de la généralisation de la protection sociale qui encourage l’intégration du secteur informel dans la formalité d’autre part. Il y a là les prémices d’un changement qui est appelé à se renforcer davantage à l’avenir. Cette opportunité n’a pas été saisie de la même manière par l’ensemble des participants. Ce sont l’UMT et l’UGTM qui en ont profité le plus, avec cependant une différence qualitative de taille entre les deux organisations. Si ces deux centrales font pratiquement jeu égal sur le plan numérique dans le secteur privé, avec près de 13% chacune, force est de constater que l’UMT est largement présente dans les secteurs stratégiques qui pèsent lourd en termes d’impact sur l’ensemble de l’économie et en termes de création de valeur ajoutée. Une analyse comparative fine des résultats en fonction de la taille des entreprises le montrera clairement. D’ailleurs, un communiqué de l’UMT publié au lendemain de l’annonce des résultats indique que l’organisation a réalisé dans certains secteurs stratégiques des scores historiques allant jusqu’à 100% des sièges. C’est le cas dans l’automobile, l’aéronautique, les ports, les autoroutes, les banques … (voir umt.ma). D’après nos calculs effectués à partir des chiffres officiels, l’UMT, tout en occupant la première place, a obtenu 18,2% de délégués dans l’administration publique, 30% dans les collectivités territoriales et 53% dans les Etablissements publics.
Reste la lancinante question des SAS qui rappelle, par certains côtés, le cas de triste mémoire des SAP (Sans appartenance politique) chargés justement de « saper » la vie politique par leur utilisation dans la fabrication d’une carte politique sur mesure. Ce temps est heureusement révolu. On espère qu’il en sera de même pour les SAS. Il est anormal, en effet, de voir la majorité des sièges (51,35%) échapper aux organisations syndicales. Dans le secteur privé, ce taux atteint 57,3% ! Cette réalité sociologique mérite d’amples analyses et des enquêtes sur le terrain pour en comprendre les tenants et aboutissants. Contentons-nous pour l’heure de faire quelques remarques sous forme d’hypothèses. L’existence des SAS de cette ampleur pourrait suggérer, à première vue, la faiblesse de l’implantation syndicale. Elle pourrait s’expliquer également par l’attitude de certains dirigeants d’entreprises qui sont allergiques à toutes formes d’organisation en tuant dans l’œuf toute velléité à la création d’un syndicat. Cette attitude hostile aux syndicats est largement répandue dans nos entreprises, aidées en cela par le comportement de certains syndicalistes immatures. Et quand les dirigeants d’entreprises acceptent d’organiser les élections, ils le font en « choisissant » des délégués sur mesure. Dans d’autres situations, ce sont des personnes syndiquées qui se présentent, de leur propre chef ou en coordination avec leur organisation syndicale, sans étiquette afin de contourner l’hostilité des patrons et d’éviter la confrontation.
Deux autres remarques pour conclure : en premier lieu, il faut enregistrer avec satisfaction le fait que ces élections soient organisées dans leur délai nonobstant les difficultés dues au covid-19. La démocratie en est sortie renforcée pour l’intérêt de notre pays. Nous avons besoin plus que jamais d’organisations syndicales fortes, représentatives et démocratiques et de structures pérennes de médiation et de dialogue à tous les niveaux. Un grand pas est franchi dans ce sens ; en deuxième lieu, la femme travailleuse et employée a été bien présente dans ce combat démocratique. Elle a même réalisé une percée remarquable puisque le nombre de déléguées femmes a grimpé de 5349 en 2015 à 9444 en 2021 dans le secteur privé, soit une augmentation de 76,5%, représentant le quart de l’ensemble des délégués. C’est encore insuffisant sans doute mais c’est plus qu’encourageant ….