L’hommage de Abdejlil Lahjomri au Noureddine Saïl, romancier

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Montage : Noureddine Saïl et Abdejlil Lahjomri, deux hommes que la culture dans toute la plénitude que peut englober cette définition, a réuni.

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C’est une facette peu connue de Noureddine Saïl que le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume développe pour rendre un ultime hommage à un homme hors normes, l’écriture du roman, à laquelle l’homme de culture, dans toute la plénitude que peut englober cette définition, s’est essayé, une fois, pour la jouissance de travailler les mots et les phrases et de leur donner du sens tout en les privant d’une lettre présumée incontournable dans la langue française, le E. Cet hommage, Abdejlil Lahjomri l’a rendu à Noureddine de son vivant. Il le reconduit maintenant que le Maestro, c’est sous ce nom que son épouse Nadia Larguet lui a fait ses adieux, n’est plus d’ici-bas.   

J’ai connu l’étudiant en philosophie bouillonnant d’intelligence, le professeur lucide et exigeant, surtout l’animateur des premiers ciné-clubs, inventif et convaincant, qui a su initier avec ferveur notre génération à l’écriture cinématographique que nous découvrions alors, séduits par ce qu’on commençait à appeler le septième art.  Et puis, il disparut de notre paysage culturel, exilé dans les contrées où cet art progressait et dont il maîtrisait tous les méandres esthétiques et technologiques.  Il nous revint plein de sagesse et de sérénité donner à cet art dans son pays l’impulsion décisive.  J’ignorais qu’il fut romancier et qu’il avait publié en l’an de grâce 1990, un roman intitulé « L’ombre du chroniqueur », introuvable, épuisé.  Ce roman, il me fallait le lire.  Et j’ai eu raison de harceler l’auteur dans les couloirs du Conseil Supérieur de l’Enseignement où nous officions ensemble, heurtant sa modestie si amicalement ironique jusqu’à ce qu’il me prête le seul exemplaire qu’il pût trouver.  La lecture de ce roman fut une surprise, une heureuse découverte et un enchantement.  

Subtil exercice de style.  L’intrigue importe peu.  Elle n’est pas l’essentiel de l’ouvrage. Une sombre histoire de corruption, de mafia et d’assassinat dans le Tanger encore cité internationale sous protectorat.  C’est l’image d’une ville que les romans et les  films ont véhiculée depuis.  Si la succession des meurtres et leur mystère tiennent le lecteur en haleine, et leurs secrets sont dévoilés avec parcimonie tout au long de sa lecture, cette habile dynamique n’est pas le propos de l’auteur. Il ne s’y attarde pas.   Nous avons là une des rares œuvres de langue française, avec le roman magistral de Z. Morsy « Ishmael ou l’exil » qui a réussi à faire de l’écriture l’objet et la visée même de l’écriture.  Le lecteur dès la quatrième de couverture est averti.  « Les figures conventionnelles de l’expression » sont bannies. Avec hardiesse « une voyelle trop usée » est évitée.  La voyelle « a » que le lecteur ne rencontrera pas dans le corps du texte.  Prouesse stylistique.  L’auteur va ainsi faire télescoper entre eux mots et expressions incompatibles et faire surgir images inattendues, voire impossibles, rythmes improbables, sonorités inconnues.  C’est ce jeu de mots, d’images et d’expressions qui va fasciner le lecteur et entretenir ce suspens non les aventures du dénommé T. Ellpy.

Participent à ce feu d’artifices langagier d’étranges personnages : un curieux réceptionniste d’hôtel mi-indic, mi-larbin, la tenancière de ce même hôtel, épouse du propriétaire, prostituée et espionne, le propriétaire des lieux, homme lige, prête nom, gangster et trompé par une épouse au service sexuel des clients et des bandits, un grec trafiquant, une aristocrate qui ne l’est pas, un comte qui l’est mais qui est surtout un gangster, un être mystérieux que tout le monde craint mais que personne n’a vu ni ne connaît, un chroniqueur ivrogne et qui écrit peu.  

Mais c’est la ville de Tanger, le personnage le plus énigmatique et le plus effrayant de cette fiction.  On en oublie jusqu’au titre « L’ombre du chroniqueur » puisque T. Ellpy n’est pas plus chroniqueur que El Duende, n’est un personnage de chair et de sang.  S’il y a une ombre qui plane sur l’ensemble du récit, c’est bien celle de cet être dont le pouvoir maléfique pollue toute la ville.  

Tout cela sur un fond de réveil nationaliste qui court tout au long du roman.  Est suggérée aussi une connivence possible entre le personnage T. Ellpy, qui est peut-être l’ombre furtive dénommée El Duende, qui débarque inopinément dans la ville d’un bateau londonien, et cette agitation politique qui menace les intérêts de la pègre qui la régente.  

C’est que la panique s’est emparée de la ville dès ce débarquement nocturne.  Depuis rien ne fut plus comme avant.

Une originalité bien rare dans ce genre d’écrits que ces phrases, bribes de phrases, segments de dialogues en langue espagnole ou en langue anglaise qui fracturent la cohérence linguistique, en brisent l’unité mais suggèrent aussi que la langue française est impuissante à exprimer la totalité des intrigues, des non-dits, le cosmopolitisme de la cité et l’aisance langagière des personnages.  Aisance d’un auteur trop intelligent et suffisamment respectueux de l’intelligence de ses lecteurs pour ne pas tomber dans le piège de la traduction.  Feu Abdelkébir Khatibi avait signalé l’inévitable émergence dans les récits en langue française de la langue d’origine.  Je ne sais si ce sont les auteurs qui le souhaitent ou les éditeurs qui l’exigent mais la traduction de ces bribes en langue arabe était inévitable et inévitablement le cours du récit brisé et hachuré.  Rien de cela dans ce texte où la présence de plusieurs idiomes semble naturelle comme est naturel le mélange des langues dans une ville plurielle.  

Ce roman n’est pas un roman oublié puisque sa diffusion n’a pratiquement pas été assurée.  Chez nous, cette phase importante de l’édition est négligée (on voit les auteurs distribuer eux-mêmes leurs œuvres auprès des libraires), ce que je ne vois pas notre auteur faire, à juste titre d’ailleurs.  Ce n’est pas un roman méconnu, parce que tout simplement pour qu’il le soit, il fallait qu’un service de presse informe le public de sa publication, ce qui j’en suis persuadé n’a pas été entrepris par la maison d’édition qui en avait la charge.  Autre phase totalement occultée par les amateurs de l’édition.

Ce roman qui n’est ni oublié ni méconnu mais victime de l’état désastreux et coupable de l’édition dans notre pays, devrait être réédité parce que c’est le chaînon manquant d’une littérature en langue française qui prouve que la maîtrise de cette langue s’opère aussi hors de France, et que souvent les maisons d’éditions du microcosme parisien n’élisent de chez nous, pour les exploiter chez eux, que les récits dont la langue n’est qu’une pâle imitation de leur langue.

Je sais par expérience que prêcher ainsi c’est prêcher dans un désert assourdissant. 

                                                                                                   Abdejlil Lahjomri

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