chroniques
C’était Senghor – Par Abdejlil Lahjomri
Le Roi Hassan II et Léopold Sédar Senghor lors de l’inauguration de l’Académie du Royaume le 21 avril 1980
Il y a deux décennies disparaissait l’éminent personnage. Le 21 décembre prochain nous célèbrerons le 20ème anniversaire de sa disparition. L’exercice auquel nous sommes conviés à cette occasion est un exercice périlleux. Parce qu’il s’agit, quand on veut éviter l’apologétique, de dire en quelques mots justes la fidélité à la mémoire d’un confrère académicien, qui fut chef d’Etat, poète, penseur, philosophe et artiste.
Il s’agit surtout de restituer un message, le message shengorien à un moment où les études sur ce grand d’Afrique connaissent un renouveau légitime. Périlleux surtout de résumer l’œuvre de toute une vie en quelques paragraphes qui risqueraient d’être inévitablement incomplets et forcément réducteurs. Je m’y hasarde pourtant, devant vous, persuadé que la bienveillance et la sollicitude du lecteur, faciliteront cette tâche redoutable d’abord pour le jeune lecteur du poète Senghor que je fus, à la faculté des lettres de Rabat où nous découvrions le concept, fascinant et mystérieux à la fois, de négritude, pour le jeune enseignant qui eut à choisir, commenter et faire lire des poèmes à ses élèves et aujourd’hui au secrétaire perpétuel de cette Académie où le président-poète affirmait avec conviction : « Que j’écrive un poème ou que je décide l’élaboration d’un projet de loi, il s’agit de la même chose sous deux aspects différents. Il s’agit de transformer le monde ».
« Transformer le monde », par la politique et ainsi par la poésie, défi paradoxal quand on sait que la poésie effraie le politique et que le politique se méfie grandement du poétique. Au fond, ce qui nous est demandé de faire au cours de cette journée d’hommage, c’est de répondre à la question de Henri Lopez, qui, lors de la 43ème session de de l’Académie du Royaume du Maroc sur « l’Afrique comme horizon de pensée », a évoqué en des paroles émouvantes comment l’Afrique pourrait contribuer à transformer le monde. Quand il affirmait aussi à propos de Senghor : « Saurons-nous dire à nos enfants l’importance de son action politique, le prix de son œuvre. Du moins en avons-nous le devoir ». Ce devoir nous essayons de nous en acquitter, chaque fois que l’occasion se présente, en expliquant pourquoi Senghor est le nom de la culture comme acte politique et de la politique comme acte de culture dans la défense, l’illustration et la transformation de l’Afrique.
Négritude impérieuse
Nous leur dirons pourquoi Senghor est le nom de « négritude ». D’une « négritude impérieuse » a-t-il dit lui-même à propos de ce concept. Moment déterminant d’où émergera ce qui s’appellera « la question noire », émergera la prise de conscience que le « monde noir possède un ensemble de valeurs, « un nœud de réalités », selon l’expression même de notre poète, valeurs qui émanent de « l’essentialisme ontologique de l’être africain ». Concept révolutionnaire qui contre le discours de l’idéologie coloniale par l’usage de sa langue qu’il s’approprie pour la déposséder de son emprise sur la singularité africaine. Moment décisif dans le processus de libération de la conscience africaine. Mais moment de turbulences, où la contestation idéologique privera ce concept de la force de ses visées, de l’ampleur de sa portée et que Soulaymane Bachir Diagne résumera ainsi : « la négritude cesse d’être révolutionnaire quand elle se transforme en un édifice solidaire d’une politique d’Etat ». Mon ami Tchikaya U Tamsi, qui nous a quittés trop tôt, injustement méconnu, poète percutant avait eu l’intuition de cette réification, contestera l’invention de Senghor et de Césaire, Soynka aussi. Ce que retiendra la postérité au-delà de ce débat qui fut fécond et parfois excessif, c’est que si un mythe romantique de l’Afrique est né du concept de négritude, ce concept allait cependant accoucher, bien des années plus tard, de ce que portent en eux d’exigeant les nouveaux philosophes africains d’aujourd’hui.
C’est Senghor, qui l’écrit et le clame « Il s’agit de se débarrasser des routines et des slogans importés de la métropole ». « Il s’agit de penser par nous, pour nous ». C’est bien là ce que prône et préconise la nouvelle pensée africaine. Sartre l’avait bien dit, que la négritude était une étape, « qu’elle est pour se détruire » et « qu’elle n’avait pas de suffisance par elle-même ». Et c’est bien à Senghor que nous devons ce moment flamboyant de l’histoire africaine, cette étape décisive qui a vu naître la promesse de penser par nous-mêmes, promesse qui dans l’actualité intellectuelle d’aujourd’hui s’épanouit, riche de tant d’autres promesses fondatrices d’étapes nouvelles dans l’affirmation de la différence culturelle de l’Afrique en ce monde perturbé, dérangé et calciné.
Senghor, nom d’une parole poétique
Nous leur expliquerons pourquoi, aussi, Senghor est le nom de la « parole poétique ». Leur expliquer pourquoi Aimé Césaire a dit de lui qu’il était « le diseur d’essentiel » et pourquoi Senghor à qui nous demandions ce qui lui semblait pouvoir être retenu par la postérité, nous confiait chez notre maître et confrère académicien le philosophe Mohammed Aziz Lahbabi qui organisait des Nadwa (c’est ainsi qu’il appelait les rencontres qui nous réunissaient chez lui à Témara) : « Mes poèmes c’est là l’essentiel ». Senghor, nom d’une parole poétique qui se veut chant, musique et rythme. Lors de cette Nadwa mémorable, il fera une confidence séduisante à une assistance un peu médusée » : « L’année où j’ai été reçu à l’agrégation, nous dit-il, nous avions à commenter une vingtaine de vers de la pièce de Racine Bérénice. Jai eu la meilleure note. Savez-vous ce que j’avais fait ? J’ai fait une explication « africaine » de Racine en m’attaquant aux images analogiques, symboliques et à la mélodie mais aussi au rythme des vers faits de parallélisme asymétrique. Evidement aucun autre candidat ne pouvait songer faire de Racine une lecture négro-africaine ». Je me suis toujours promis d’essayer de demander aux archives de l’éducation nationale française, s’il était possible de prendre connaissance de cette dissertation insolite et certainement fascinante. C’est ainsi qu’il décida de faire une thèse sur « Le verbe dans les langues du groupe Sénégalo-guinéen » et une autre sur La poésie populaire « de son village ». Habité par le rythme, c’est chez Rimbaud qu’il trouvera la meilleure définition de l’esthétique du XXème siècle, qui s’appuie sur « l’intuition », sur « l’émotion » comme en Afrique, non sur « l’esprit de discussions». Essentiellement sur le « dérèglement des sens ». Il rappellera à cette « occasion le cri célèbre de ce poète majeur ; « Je suis Nègre, vous êtes de faux nègres ».
Senghor, le nom de francophonie
Senghor, le nom de démocratie. Une affirmation comme celle-là en étonnerait plus d’un historien qui rappelleraient les événements douloureux de 1968 au Sénégal pour le contredire, mais personne ne contesterait que son geste d’adieu à la politique politicienne ne fut le geste d’un grand démocrate. Rare en effet de rencontrer dans l’histoire passée de l’Afrique un acte aussi courageux, acte d’abandonner sereinement le pouvoir quand le pouvoir ne peut plus s’exercer sereinement.
Senghor, est surtout le nom de francophonie. Mais sa francophonie fut si peu comprise et si peu appréciée par les francophones eux-mêmes, et la francophonie elle-même. Le procès n’était pas loin, et il y eut procès par accusation « d’exotisme », quand c’est de « dépassement » qu’il s’agissait. Il y eut procès par accusation « d’assimilation » quand c’est de fusion qu’il s’agissait. « Or donc, nous dit-il, j’ai eu la chance d’être à la limite de deux mondes, africain et européen ». Cette chance a fait de sa francophonie, une francophonie de « passeur de l’entre deux », « de lanceur d’alerte ». Il est quelque peu difficile pour ceux, comme nous qui sont partiellement francophones, (ce mot apaisant de « partiellement », est de Mohamed El Fassi, mon maître et académicien qui milita avec Senghor pour une certaine idée de la francophonie) de comprendre l’ampleur de l’engagement de Senghor dans cet espace linguistique controversé, si on le réduit au projet d’édification d’un ensemble politique. Si par contre nous considérons sa visée réelle, celle du « donner et du recevoir » selon l’expression d’Aimé Césaire, expression qui fut aussi utilisée par lui-même, la francophonie serait dès lors le lieu d’une altérité apaisée. Nous comprendrons pourquoi la langue française qui « jadis, selon Armand Guibert, fut entre ses mains, une arme dirigée contre l’oppression coloniale, (a pu devenir entre ses mains) un instrument de paix et de conciliation ». La réédition de l’essai de Stanislas Spero Adolevi « Négritude et Nécrologues », excessivement malveillante, masque en réalité ce qui fut dans la francophonie senghorienne précurseur : une prise de conscience de la sauvegarde, de la survie des identités dans une mondialisation conquérante et agressive.
Le Refus du nivellement
La francophonie qui l’élit à l’Académie française mais qui des années plus tard élira aussi Dany Laferrière que d’aucuns présentèrent comme un anti-Senghor, parce que paradoxalement anti-francophonie.
La francophonie de Senghor est ce lieu de partage où les identités résistent à la globalisation rampante de l’esthétique de l’éphémère. Si Senghor est le nom de francophonie, c’est dans le sens, j’oserai malgré tout l’expression, d’une francophonie métisse.
Si l’espace de ce texte me le permettait, je dirai pourquoi Senghor est le nom de métissage, de culture, des droits de l’homme, d’unité africaine, de civilisation de l’Universel. Cela a été dit mais un silence inexpliqué a jeté sur son œuvre, un voile quelque peu coupable. Ce qui rassure toutefois, c’est que la postérité qui est impitoyable parce que juste, accorde à l’œuvre de Senghor depuis quelques années une place de plus en plus affirmée dans l’histoire de son pays et de son continent. Il n’est plus simplement homme d’Etat, poète, artiste. Elle le présente aussi comme philosophe. Deux essais explicitent clairement sa pensée : « Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie ». Et Bergson et la pensée de Léopold Sédar Senghor » de …. Souleymane Bachir Diagne
Ce n’est que justice faite parce qu’il le fut aussi, philosophe et sa pensée fut aussi percutante pour son temps que le fut sa poétique.
En 2016, se sont tenus à Dakar des « ateliers de la pensée » qui ont réuni les représentants de ce qui actuellement compte dans le domaine de la pensée philosophique. Leurs travaux se sont choisis une orientation prometteuse qui peut aussi être résumée ainsi : « L’Afrique pensant le monde mais aussi le transformant ». C’est une bonne chose que le renouveau des études senghoriennes réinvente sa philosophie, sa pensée. Aspect et dimension de son œuvre négligés, voire désavoués, ou tout simplement niés. On découvre avec bonheur qu’il fut bergsonien. On l’entend dire « j’écris en français, je pense en négro-africain », affirmant par là qu’il a une philosophie africaine dont il fut avec le concept fondateur de « négritude » le digne confirmateur. C’est vrai que des phrases comme « L’émotion est nègre et la raison européenne », sortie de son contexte, provoquant un tumulte de critiques assourdissantes, comme pour décourager tout chercheur qui aurait souhaité s’investir dans la découverte de la philosophie senghorienne. Maintenant que les rancœurs se sont apaisées, Léopold Sédar Senghor apparait comme un penseur étonnement actuel, et sa philosophie particulièrement moderne.
Bergsonien, mais aussi, j’allais dire Lahbabien, en référence à notre maître Mr Aziz Lahbabi, son confrère dans l’Académie du Royaume, qui, lui, était personnaliste et faisait du concept de « personne » à la condition de « personne » le fondement de toute action, de toute philosophie, de toute morale. Léopold Sédar Senghor s’intéressait lui à la « condition subjective du sujet africain ». Il n’aurait pas renié le concept de la « personne africaine ». Il était socialiste, mais son socialisme était un humanisme. Et il était « croyant » pour qui la foi était indissociable de toute action politique, de tout élan poétique, de toute approche philosophique. Sa foi était un message de tolérance. Et c’est ce message là qui libère des entraves des extrémismes de tout bord, que redécouvrent en la pensée de Léopold Sédar Senghor, les jeunes penseurs d’aujourd’hui