chroniques
''2084 : la fin du Monde'' de Boualem Sansal - Par Samir Belahsen
« La place d’un intellectuel est autour d’une table ronde, autour d’un débat d’idées, et non en prison. » (Yasmina Khadra)
"La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat."
Hannah Arendt (1906-1975) La Crise de la culture (1961)
"Toutes les opinions intéressées me sont suspectes. J'aime pouvoir penser librement et commence à craindre d'être refait dès qu'il me revient quelque avantage de l'opinion que je professe. C'est comme si j'acceptais un pot-de-vin."
André Gide (1869-1951) Journal 1933
L’oligarchie mafieuse, comme l’appelle Boualem Sansal a décidé de l’arrêter. Son crime : la dénonciation de la corruption, de la répression des voix dissidentes, et de l'instrumentalisation de l'islam à des fins politiques. Il dénonce en plus le soutien de l’oligarchie au Polisario, qu'il considère comme une manipulation pour détourner l'attention des injustices internes. Ses déclarations sur les frontières historiques de l'Algérie, notamment celles concernant le Maroc, ont suscité une vive réaction des autorités, qui l'accusent d'atteinte à l'intégrité nationale.
Si en Algérie Boualem Sansal est perçu comme une figure controversée et provocatrice, en France il est reconnu pour son courage littéraire.
« 2084 : la fin du Monde »
Dans cette œuvre Boualem Sansal offre un témoignage puissant sur les thèmes de la liberté et de la résistance. Il nous plonge dans un univers dystopique où la pensée unique règne en maître, un monde futuriste, mais aussi terriblement familier et horriblement actuel.
Boualem Sansal, né en 1949, a grandi en Kabylie, un contexte historique marqué par la guerre d'indépendance de l'Algérie.
L’histoire
Elle se déroule dans un monde totalitaire dirigé par Abi, où la religion a un contrôle absolu sur la société. Ati, le protagoniste, découvre la vérité sur ce bas monde grâce à un mystérieux livre interdit. Il est confronté à des dilemmes moraux et à la manipulation de la vérité à grande échelle.
Le roman évoque les thèmes de la liberté, la censure et l’oppression religieuse et fait écho au thème plusieurs fois abordé dans l’œuvre de Sansal — l’oppression causée par les sociétés autoritaires. D’entrée de jeu, la langue de Sansal est très forte, avant-gardiste, choquante mais parfois très dérangeante pour manifester une pensée très radicale. Pour Sansal, il faut en effet interroger les fondements de la foi, de la société.
Des personnages singuliers
Ati, au centre du récit, est un jeune homme idéaliste qui cherche la vérité, et qui remet en cause les fondements mêmes de la société totalitaire dans laquelle il évolue.
Khaled, son ami d’enfance, est pour sa part l’exemple parfait du conformisme aveugle assimilé, représentant la soumission totale. Archétypes se débattant avec une réalité dystopique, des incitations à réfléchir sur les choix individuels face à l’abêtissement collectif de l’oppression.
Le roman raconte comment la religion est utilisée pour contrôler les masses, il dépeint la lutte des individus pour conserver leur intégrité même et leur libre arbitre.
Le roman est empreint de symboles, les couleurs, les noms des personnages et des lieux étant parlants, sans oublier le titre lui-même.
Dans “2084 : la fin du Monde”, Boualem Sansal intègre et assume des influences philosophiques et littéraires diverses et variées. La plus revendiquée est la référence à George Orwell et à son œuvre “1984”.
L’auteur semble aussi sous l’influence de la philosophie existentielle, et, on s’en régale dans ce texte tentant d’appréhender la condition humaine et l’absurde.
Camus est aussi évoqué, dans un traitement nuancé de la révolte, de la quête de liberté des personnages face à un régime totalitaire. Bref, il déploie une richesse d’influences littéraires et philosophiques telles qu’elles se mêlent à l’expérience personnelle marquante, pour faire l’œuvre.
L'audace de Boualem Sansal est sa principale qualité, il a osé aborder les sujets les plus sensibles : la religion et la dictature.
Au sein du monde arabe en effet certains ont qualifié l’ouvrage de blasphématoire et d’insultant entraînant par la suite des interdictions dans certains pays et le rejet dans d’autres.
Les mots ont ce pouvoir, parfois dangereux, de blesser, d'offenser et de diviser, surtout quand il s’agit de religion.
Une œuvre littéraire rend possible la réflexion sur la religion, sur la société, sur l’oppression de chacun par la libre parole et pour la libre parole, sans avoir nécessairement besoin de grimer dans des insultes et des mots de violence. Le débat légitime ne saurait rendre inapproprié le choix des mots.
L’écrivain se doit de choisir ses mots afin de transmettre ses idées de manière éclairée sans tomber dans l’irrespect ou la provocation. L’éthique du langage est là pour rédimer et enrichir le débat social et religieux, à participer vers de vraies conversations respectueuses.
La nuance parcourt le langage pour donner profondeur et subtilité à l’énonciation dont il résulte au lieu de rendre frustre le manque de profondeur de l’étape de construction du regard concernant la religion. En choisissant les mots à bonne distance pour dire les idées de manière nuancée, la littérature, s’attache à rendre une parole pour des vérités sociales et religieuses plus rigoureuses et se prête à se rendre exigeante vis-à-vis du débat plus élevé.
Les écrivains ont le devoir de choisir leurs mots avec la précaution du respect afin de transmettre leurs idées de manière éclairée, sans tomber dans la provocation.
Kamel Daoud, lauréat du Goncourt, dans son roman « Houris », traite des horreurs de cette période et de la violence faite aux femmes et dénonçant l'oppression islamiste. Il est aujourd’hui poursuivi par son « Aube », l’héroïne de son roman. Il est accusé, avec sa femme de violation du secret médical et de diffamation des victimes du terrorisme.
La « décennie noire » en Algérie (1992-2002) a profondément influencé la littérature francophone algérienne. De nombreux écrivains se sont mis à critiquer non seulement l'islamisme, mais aussi l'islam lui-même.
Certains ont épousé les discours les plus haineux de l’ancien colonisateur, pour plaire aux uns (Editeurs, nouveaux concitoyens …) quitte à blesser les autres.
La décennie noire a engendré un clivage littéraire entre les écrivains anti-islamistes et ceux favorables à l'islamisme, reflétant des tensions sociopolitiques plus larges qui ne laissent que peu de place à la lucidité et à la modération.
« Son arrestation m’insupporte. La place d’un intellectuel est autour d’une table ronde, autour d’un débat d’idées, et non en prison. », écrivait l’autre écrivain algérien Yasmina Khadra à l’AFP.
J’ajouterais, pour ma part, que cela vaut pour tous les journalistes, les écrivains et intellectuels en Algérie comme ailleurs, …