Culture
Le Souffle de Dieu, un roman de Boutaib qui interroge le conflit des mémoires et des identités culturelles - Par Souad Kanbouri

Ce qui distingue le roman de Boutaib, c’est la dimension mystique du titre – Le Souffle de Dieu (نفس الله) – qui ouvre une perspective nouvelle dans la narration marocaine. L’auteur ne s’attarde pas sur les événements douloureux du passé, mais oriente son regard vers l’avenir
Dans Le Souffle de Dieu (نفس الله), Abdessalam Boutaib explore avec puissance les méandres de la mémoire, de l’identité et de la réconciliation. À travers le parcours d’Ahmed, amnésique en quête de soi entre le Maroc et les Pays-Bas, l’auteur interroge les blessures individuelles et collectives d’un pays en transition. Souad Kanbouri l’a lu pour nous et évoque un roman polyphonique, introspectif et profondément humaniste, porté par une écriture sensible et une réflexion sur les valeurs, la justice et l’oubli.
Par Souad Kanbouri
Paru aux éditions Al Nawras, dirigées par l’écrivain et journaliste Abdelaziz Koukas, le nouveau roman intitulé Le Souffle de Dieu (نفس الله), signé par l’activiste des droits humains et spécialiste de la justice transitionnelle et de la mémoire collective, Abdessalam Boutaib, compte 195 pages en format moyen. Il ouvre une voie originale dans la narration marocaine, en dehors des récits mémoriels classiques, des récits de célébration ou autobiographiques. L’ouvrage s’inscrit dans une démarche expérimentale et réflexive, qui ne se limite pas à revisiter les douleurs et les blessures du passé.
Le Souffle de Dieu est une lutte contre l’oubli, une quête renouvelée pour retrouver une identité tiraillée entre l’ici et l’ailleurs. Ahmed, le protagoniste, perd la mémoire dans des circonstances troubles et douloureuses. Il se bat pour récupérer son passé – son identité. Sa femme, qui a bâti sa vie familiale sur l’oubli et la répression de cette mémoire, se retrouve face à de nouveaux défis existentiels, cherchant à empêcher ce retour du passé qui pourrait ébranler son présent. Quant à Jeljoul, le gardien des valeurs et du langage, il cherche sa mère tout en cachant les blessures de sa propre fragmentation...
Ce qui distingue le roman de Boutaib, c’est la dimension mystique du titre – Le Souffle de Dieu (نفس الله) – qui ouvre une perspective nouvelle dans la narration marocaine. L’auteur ne s’attarde pas sur les événements douloureux du passé, mais oriente son regard vers l’avenir, plaçant la mémoire individuelle et collective au centre d’un laboratoire narratif. Il propose une forme de réconciliation à travers la reconstruction de l’identité d’Ahmed et de sa famille, tout en interrogeant la mémoire collective dans deux contextes géographiques différents : le Maroc et les Pays-Bas, pays d’émigration qui accueille une large partie de la population rifaine.
À travers une narration polyphonique, selon la logique de Mikhaïl Bakhtine, les identités y sont mouvantes, et donnent naissance à de nouvelles postures des personnages. Ahmed, victime du passé, devient expert en justice transitionnelle ; son épouse Louiza devient Angela ; « Jeljoul », le gardien des valeurs et d’une identité figée et sacrée, se transforme en homme en quête de sa mère, dans un labyrinthe digne de Borges.
Abdessalam Boutaib ne livre pas une simple chronique historique : il ouvre un champ profond de réflexion sur les questions que pose la mémoire du Maroc en transition. Des interrogations sur les générations confrontées à des mutations accélérées, sur les valeurs du changement, sur l’ébranlement des structures sociales et politiques. L’auteur sonde les profondeurs de la mémoire collective pour révéler les tensions prêtes à éclater entre générations, entre pouvoir et valeurs de gouvernance, entre les mutations rapides au sein et à l’extérieur du pays. À travers une galerie de personnages représentant diverses strates sociales, l’écrivain explore un temps qui dépasse les faits historiques pour plonger dans des interrogations fondamentales sur la mémoire et l’existence. Comment la perte de mémoire peut-elle devenir une clé pour comprendre notre présent instable, tout en ouvrant la porte à un avenir incertain ? C’est ce paradoxe qui nourrit l’intensité du roman et pousse le lecteur à s’interroger sur la direction prise au cœur de toutes ces transformations.
Le Souffle de Dieu, publié dans une élégante édition chez Al Nawras, est un voyage dans la mémoire des personnages et l’histoire d’une nation. C’est un roman solidement construit, porté par une langue captivante. Abdessalam Boutaib nous guide avec finesse vers les zones de rupture, tranchant à vif dans les questions existentielles qui hantent un peuple en des temps difficiles. La richesse du récit offre un plaisir de lecture décuplé.
Ce roman reflète les préoccupations de l’auteur liées à la mémoire partagée, à la justice transitionnelle et aux droits humains, en lien avec les mutations culturelles, sociales et éthiques profondes. Présentant son œuvre, Abdessalam Boutaib écrit :
« Les événements de ce roman tournent autour d’Ahmed, historien, expert en droits humains et en justice transitionnelle, détenteur de la nationalité néerlandaise, qui perd sa mémoire et son identité dans des circonstances énigmatiques. Le roman met également en lumière l’histoire de ses quatre sœurs, ainsi que celle d’autres femmes vivant dans un silence pesant, semblable à celui qui entoure l’attente du retour de l’absent de force, l’introuvable Aziz. »