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Cinéma, mon amour de Driss Chouika: L’ESPRIT DE LA RUCHE, BEAUTÉ VISUELLE ET PROFONDEUR THÉMATIQUE
Considéré par les critiques et les cinéphiles, à juste titre, comme un chef-d'œuvre incontestable du cinéma espagnol, il est aussi célébré pour sa beauté visuelle, sa profondeur thématique et sa capacité à capturer l'essence de l'enfance
« C’est difficile d’avoir de la nostalgie après ce que nous avons traversé ces dernières années. Mais parfois je regarde autour de moi et je vois toutes ces absences, tant de choses détruites, tant de tristesse; parfois je me dis qu’avec toutes ces choses, nous avons aussi perdu notre capacité de sentir la vie ».
Extrait d’une lettre lue dans le film.
Retraçant le portrait saisissant de la vie d’une petite fille tourmentée, construit autour de sa fascination pour le film d’horreur américain “Frankenstein“, “L’esprit de la ruche“, le premier film de Victor Erice sorti en 1973, coquille d’Or au Festival de San Sebastian de 1973, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes en 1974, est considéré depuis comme l’un des chefs-d’oeuvres les plus représentatifs du cinéma espagnol.
Le film qui tourne autour de la petite Ana, 8 ans, qui croit fermement que le monstre Frankenstein existe bel et bien et a rencontré son fantôme rôder autour du village, même si sa soeur affirme que ce n’est que “du cinéma“, est l’un des plus beaux films jamais tourné sur l’enfance et son fertile monde imaginaire que les enfants utilisent pour échapper à la réalité et ses douleurs. D’ailleurs, il fait partie de la liste des 50 films à voir avant l'âge de 14 ans établie par le British Film Institute. Pour le réalisateur «Tout jaillit de cette scène primordiale : celle de la rencontre d’une petite fille avec un monstre (la célèbre scène de Frankenstein), contemplée à son tour par un regard qui observe le monde pour la première fois », ce que le critique et réalisateur Alain Bergala avait commenté ainsi : « Erice met en scène la « première » spectatrice, le « premier » film, sous le signe de la peur, de la sidération. C'est par l'enfant qu'on voit le film et le monde ».
BEAUTÉ VISUELLE ET PROFONDEUR THÉMATIQUE
Effectivement, considéré par les critiques et les cinéphiles, à juste titre, comme un chef-d'œuvre incontestable du cinéma espagnol, il est aussi célébré pour sa beauté visuelle, sa profondeur thématique et sa capacité à capturer l'essence de l'enfance. Implanté dans le contexte historique de l'après-guerre civile espagnole, le film se distingue par sa poétique visuelle riche en symboles et par une forte et significative métaphore sur la quête de l'identité et la perte de l'innocence.
Dans “L'Esprit de la ruche“, qui prend place dans l'Espagne franquiste des années 1940, peu après la guerre civile, le contexte historique est essentiel à comprendre, car il colore le film d'une atmosphère de répression et de deuil. Le silence omniprésent et les paysages désolants brûlent un pays qui n’avait pas encore réussi à panser ses plaies. Et Victor Erice exploite bien ce cadre pour explorer des thèmes universels tels que l'isolement, la peur et le désir de compréhension.
Le film raconte l'histoire de deux jeunes sœurs, Ana et Isabel, vivant dans un petit village rural avec leurs parents éloignés et émotionnellement déconnectés. Tout commence lorsqu'un cinéma itinérant projette une séance de Frankenstein , ce qui déclenche une série d'événements qui marqueront profondément Ana, la plus jeune. Fascinée par le monstre du film et sa relation avec la petite Maria, Ana commence à explorer sa propre compréhension de la vie, de la mort et de l'âme humaine.
QUESTIONNEMENT DE LA NATURE HUMAINE
Le personnage d'Ana, interprété par la petite Ana Torrent, est le cœur battant du film. Son regard innocent et curieux devient le véhicule à travers lequel le spectateur découvre le monde. Ana est captivée par l'idée de l'âme et par le concept de créer une connexion même avec ce qui semble monstrueux. L'arrivée du cinéma itinérant et la vision de Frankenstein éveillent en elle un questionnement profond sur la nature humaine, la vie et la mort. Sa quête pour répondre à ces questions devient une métaphore puissante de l'innocence perdue et de la réalisation nécessaire du monde adulte.
La métaphore la plus frappante du film est celle des abeilles et de la ruche. Le père d'Ana, Fernando, est immergé dans l'étude des abeilles, et la ruche devient clairement une métaphore du régime fasciste de Franco. Les abeilles travaillent en silence, sous une reine centrale, tout comme la société espagnole sous Franco. La ruche représente aussi la famille d'Ana, enfermée dans une dynamique de silence et de secrets, où chaque membre joue son rôle sans véritable communication ou connexion émotionnelle.
Victor Erice emploie un style visuel empreint de lyrisme et de poésie. Le film est tourné avec une esthétique naturaliste, utilisant la lumière naturelle à son avantage. Les paysages désolés et les vastes étendues des Castilles créent un sentiment de vide et d'isolement, amplifiant la solitude des personnages. Le rythme lent et contemplatif du film permet au spectateur d'absorber chaque détail et de ressentir pleinement l'atmosphère mélancolique. La couleur joue également un rôle crucial dans le film. Les tons sépia et les nuances terreuses évoquent une nostalgie du passé et une atmosphère de réminiscence. Cette utilisation du clair-obscur contraste avec les moments de lumière vive, notamment lorsque Ana est en quête de réponses, symbolisant sa recherche intérieure et son innocence.
Ainsi, “L'Esprit de la ruche“ est une œuvre d'art cinématographique qui transcende le simple récit de l'enfance pour explorer des thèmes profonds et universels. À travers les yeux innocents et curieux d'Ana, le film peint une fresque poignante de la quête d'identité, de la répression politique et de l'innocence confrontée aux dures et douloureuses réalités de la vie.
FILMOGRAPHIE DE VICTOR ERICE (LM)
« L’esprit de la ruche » (1973) ; « Le Sud » (1983) ; « Le songe de la lumière » (1992) ; « Fermer les yeux » (2023).