Culture
Des noms et des faits de mon bled
Illustration de Lyautey, premier résident de la France au Maroc, sous une tente caïdale : « Le Maroc, occupant à un moment et occupé à un autre, est le voisin et le partenaire traditionnel d’une Europe dont les progrès techniques deviennent progressivement écrasants et l’appétit territorial vorace. »
Au terme de la série de chroniques lancée sous ce titre, j’aimerais faire quelques commentaires.
Tout d’abord, j’ai été heureux et flatté de savoir que cette modeste contribution a pu attirer l’attention d’un certain nombre de lecteurs. Ceci est encourageant et nuance quelque peu le constat d’indigence fait par un certain nombre d’observateurs au sujet de la lecture dans notre société. Ma remarque n’épuise certainement pas le débat à ce sujet. Mais il me semble nécessaire que toute évaluation de ce genre devrait intégrer la diversité des supports utilisés par le lecteur, à l’ère des Technologies de l’information et de la communication (TIC).
Par ailleurs, je voudrais adresser mes vifs remerciements à Naïm Kamal pour m’avoir ouvert les pages du Quid.ma.Certes, ce n’est pas la première fois que j’y publie des chroniques. Mais dans mes précédents écrits, je m’échinais le plus souvent à respecter les 750 mots préconisés pour ne pas fatiguer le lecteur. Avec Des noms et des faits de mon bled, cette discipline n’a pas tenu face au foisonnement des données. Mon ami Naïm, comme à son habitude, a fini par accepter ces écarts avec beaucoup de tolérance et de bonhomie. Je l’en remercie.
Mieux encore, mes papiers ont titillé sa curiosité, ce qui a contribué à en améliorer la qualité. Il a lu, fait des remarques, proposé des corrections, cherché des illustrations. Son professionnalisme s’est déployé dans toute son efficacité. Avec mes enfants, il fait partie de mes premiers lecteurs et critiques littéraires. A ce titre, je me considère comme un vrai privilégié.
Naïm a également applaudi à l’idée de réunir les épisodes de cette chronique en vue d’une publication sous le titre de Destins. Un chapitre inédit (Le contrat de bail) lui sera adjoint.
Enfin, je me propose de conclure la série « Des noms et des faits de mon bled » par les propos ci-après, qui pourraient servir deprélude au projet de publication :
L’amour et l’amitié sont des sentiments qui défient souvent les obstacles et les frontières. Ils ont leur propre langage et leurs motivations n’obéissent pas aux standards des autres affects et ressentis. Ils sont difficiles à enfermer dans une définition. Bien que pouvant s’adosser à l’affection, la sympathie, l’attachement ou l’empathie, ils ne s’y réduisent pas. Mais ce sont des états réfléchis et exigeants, puisqu’ils reposent sur la réciprocité et le partage pour pouvoir se développer et vivre.
Prospérant plus facilement dans des conditions favorables, ils peuvent également naître et forcir sur toutes sortes de terrains et s’adapter à toutes les difficultés. Ils sont semblables aux plantes vivaces qui germent même sur les surfaces les plus rêches. Ils font fi de la langue, de la nationalité, de la race, du culte, de la classe sociale. Que d’idylles sont nées au milieu d’océans de haines familiales, de guerres et de luttes sociales. Leur seule exigence est de s’adosser à une grande ouverture d’esprit et à un élan irrésistible vers l’Autre, qui efface les différences matérielles et assume l’altérité.
Au Maroc, pays naturellement ouvert sur les océans et sur les autres peuples du monde, on a vu ici et là se tisser certaines de ces relations inattendues et insolites, au regard des difficultés dues aux différences linguistiques, culturelles et cultuelles.
Destins coudoie l’histoire de la relation singulière qui s’est créée entre le Maroc, un pays d’Islam que la géographie et l’histoire ont confronté au monde extérieur dans des rapports d’échange tout à la fois pacifiques et hostiles, et un certain nombre de contrées européennes, parfois géographiquement proches, mais combien lointaines de tous points de vue.
Le Maroc, occupant à un moment et occupé à un autre, est le voisin et le partenaire traditionnel d’une Europe dont les progrès techniques deviennent progressivement écrasants et l’appétit territorial vorace. Du haut de sa croyance dans la supériorité que lui donne sa foi islamique, le pays demeure impassible face à cette Europe puissante et prospère qui ne cesse de se renforcer. Il se complait dans un rôle d’observateur hautain des révolutions techniques dont il en rejette les présupposés culturels et cultuels. Cette puissance va pourtant causer sa défaite et celle de nombre de contrées extra européennes.
L’Europe, de plus en plus forte, va, quant à elle, cuver son avance tout azimut dans l’arrogance et la prétention d’être chargée de la mission de civiliser les autres peuples dont elle tentera d’effacer d’un trait les cultures et les gloires passées, gommées par les caprices du temps et l’écrasante supériorité des nouvelles techniques.
Le Maroc va subir les contrecoups de ce rapport de force instauré par la supériorité technique de l’Europe. Vaincu militairement, il cherchera alors à atténuer sa faiblesse en essayant de reproduire quelques-uns des outils de l’écrasante machinerie de guerre qui l’a privé de sa légendaire réputation d’invincibilité. Il a eu paradoxalement recours à l’assistance de ses vainqueurs européens, la France en tête. Cette tentative tardive obèrera ses finances et préparera sa chute dans l’escarcelle du Protectorat.
La période du Protectorat franco-espagnol sur le Maroc est une situation d’occupation étrangère. L’exemple de la présence française dans le pays, bien que relativement courte, illustre bien le propos. Elle produit rejet, revanche, rancune, paternalisme, xénophobie, résistance et répression. Mais, dans un paysage aussi ingrat, paradoxalement des situations d’amitié et d’amour sont nées. L’attraction et la répulsion ont créé une dialectique complexe entre les deux peuples. On retrouve ainsi de l’amitié et de l’amour dans des lieux et des circonstances imprévisibles. Car tous les Français ne sont pas favorables au style colonial et les Marocains, dans leur majorité, ne sont pas misanthropes, mais sont tous attachés à leur liberté.
Destins évoque des situations où l’amitié et, parfois, l’amour rapprochent des personnes des deux mondes. Certains de ces rapports ont connu une effectivité et beaucoup d’autres sont le produit d’une imagination inspirée par la mémoire fertile des gardiens des mythes du village. Il est basé sur certains noms, faits et endroits puisés dans une réalité que le temps et le bouche-à-bouche ont quelque peu embellie et parfois amputée. Même avec autant d’approximations, mettre en exergue ces sentiments entre gens que tout oppose a priori constitue un hymne à l’humanité que certains gardent au chaud dans leurs cœurs, y compris et surtout dans les circonstances les plus défavorables. Réels ou imaginaires, leur évocation est un bienfait.
De ces exceptions sont nés quelques îlots d’entente et de concorde interindividuelles qui vont servir de terreau à des mixités, créant ici et là des liens divers. L’amitié et l’amour, nés sur les décombres d’identités potentiellement antagoniques, constituent un facteur de rapprochement entre les Hommes. De nos jours, mariages mixtes et liens de famille transcendent fort heureusement les préventions de jadis, en dépit de nouvelles vagues de rejet d’un autre genre.
Ce sont ces ilots de symbiose entre de simples personnes de nationalités et de cultes différents, à des moments où l’ouverture sur l’Autre est une denrée rare, que la présente fiction a essayé de capter. Le récit n’est pas un registre exact d’alliances avérées. La trame pèche certes par sa candeur. Mais l’objectif recherché sciemment est de faire ressortir l’exceptionnel et de ne pas s’attarder sur le reste. Car l’entente et la concorde réelles ou souhaitables entre personnes d’horizons aussi lointains sont exceptionnelles et constituent un vecteur d’espoir pour une Humanité qui ne cesse de réinventer une adversité protéiforme qui ne cesse de la ronger.
Décembre 2020