FICAK 2023 - ''CINÉMA DE MINUIT'' , MOUFTAKIR : J’AI PERDU UN PÈRE ET UN REPÈRE – Par Driss Chouika

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« N. Sail m’a introduit dans le monde du cinéma de la manière la plus juste et en même temps la plus compliquée qui soit : apprendre à faire du cinéma en faisant des films tout en s’interrogeant continuellement, pendant, en dehors, et même “entre les lignes“ du processus de la réalisation de ce film. » (Mouftakir)

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Cinéma, mon amour !'' de Driss Chouika - LE CINÉMA UNDERGROUND : QUAND  L'AMÉRIQUE FAISAIT SON CINÉMA EXPÉRIMENTAL

Le « Cinéma de minuit » est une ancienne tradition des Rencontres du Cinéma Africain de Khouribga, devenues après Festival International du Cinéma Africain de Khouribga. Au départ, les participants s’étaient habitués à se retrouver après la dernière projection, vert minuit, autour d’un pot, dans un débat ouvert autour du cinéma. Plus tard, feu Noureddine Sail avait eu l’idée d’en tirer une séance spéciale axée sur un thème choisi et précis. Cela a donné les séances du “Cinéma de minuit“ organisées dans une salle de l'hôtel entre minuit et 03 h du matin !

Cette tradition a été donc respectée par les organisateurs après le décès de N. Sail et cette édition, la première séance a été consacrée à un débat ouvert avec Mohamed Mouftakir, le “jeune cinéaste“ auquel N. Sail avait cru et sur lequel il avait misé depuis ses débuts et qui ont coïncidé avec l’arrivée de ce dernier, en 2004, à la tête du centre cinématographique marocain en tant que son directeur général, autour de son œuvre cinématographique. 

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De G à D : Khalil Damoun, Mohamed Mouftakir et Bouchta Farqzaid

La séance, animée par les deux critiques Khalil Damoun et Bouchta Farqzaid, a connu la participation de nombreux invités du festival, marocains, africains et étrangers, dont nombre de “vieux“ habitués. Si la continuité est assurée, on regrette tout de même l’absence d’une jeune relève capable de garantir un avenir certain à cette belle idée d’échange et de partage autour du cinéma. Le bal a été ouvert par une question de Mr Damoun à propos de ce que représente N. Sail pour M. Mouftakir, à laquelle le réalisateur a affirmé qu’il s’agit bien d’une relation particulière, « N. Sail m’a introduit dans le monde du cinéma de la manière la plus juste et en même temps la plus compliquée qui soit : apprendre à faire du cinéma en faisant des films tout en s’interrogeant continuellement, pendant, en dehors, et même “entre les lignes“ du processus de la réalisation de ce film. Le cinéma est né court, jamais Long, d'où le côté problématique de la notion “long métrage“ qui, pour être long, devrait avoir recours à d'autres moyens d'expression artistiques comme la dramaturgie issue du théâtre, le développement du personnage issu du roman et l'esthétique de la composition picturale et la poétique puisée dans l'art plastique, la poésie et les mélodies qui viennent de la musique. Le cinéma n'aurait pas survécu s'il n'avait pas puisé dans toutes ces formes artistique, car il est né (le cinéma) subitement comme un plan unique, comme une invention technique qui émerveille, jamais comme une expression artistique, pensée et ressentie ou un récit articulé et pensé ». 

Et en continuant à s'expliquer à ce propos, Mouftakir affirme de manière éloquente que Sail l’a amené à bien comprendre que « Le travail de création pose des interrogations réelles. Et c’est pour cette raison qu’avec le décès de cet homme, j’ai perdu un père et un repère. Et je crois que nous vivons ensemble une sorte de perdition, suite à laquelle nous sommes à la recherche d’un nouvel équilibre que nous n’arrivons pas encore à trouver. Je crains que nous marchions sur un sentier très dangereux. Personnellement, les conditions ambiantes font que je m’éloigne chaque jour un peu plus du cinéma. Je suis un cinéaste qui vit le cinéma dans toute sa fragilité ! ». Et justement, l’idée est déjà évoquée dans le livre qu’il a écrit, intitulé “Le petit cinéaste“, et qui sera bientôt publié.

Mouftakir affirme que « Tout le monde peut faire des films, mais tout le monde ne peut malheureusement pas faire du cinéma, ceci est aussi valable au football, on peut tous frapper à la balle et faire quelques dribbles, mais on n’est pas tous capables de jouer de grands matchs ». Pour lui, « La base expressive du cinéma est le plan. Car il est né plan qui s'auto-suffit, jamais comme un film monté. Maîtriser le cinéma c'est d'abord maîtriser son essence qui est le Plan. Chaque film contient, consciemment ou inconsciemment, des petits moments de cinéma, à l'exception des grands chefs-d’œuvre cinématographiques qui sont, d'abord et avant tout, une réflexion durable, réfléchie et consciente sur le langage cinématographique comme moyen d'expression ».

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Une statuette représentant Noureddine Sail l’Africain offerte par la délégation bourkinabée du FESCAPO en hommage au rôle de Monsieur Cinéma du Maroc dans le développement du 7ème art sur le continent 

Puis, Mr Bouchta Farqzaid lui a posé l’éternelle question d’ordre anthologique : y a-t-il un cinéma marocain, et comment le définir ? Là, Mouftakir a avancé une réponse bien réfléchie et nuancée : « Chacun de nous peut faire des films. Mais faire du cinéma est bien différent et n’est pas donné à tout le monde ». Il explique ainsi que le cinéma est un langage complexe qui nécessite tout un ensemble de conditions. C’est un travail de création destiné à assurer un certain état d'âme humain, qu’il soit amené à choquer, faire rire, perturber... « En tout cas, je me demande comment un film peut-il être marocain? Ce dont je suis sûr, c'est qu’appartenir à un pays, c’est appartenir à une culture ». De là, Mouftakir explique que le but d’un film n’est pas de raconter une histoire, mais plutôt de maîtriser le langage cinématographique dans toute sa complexité, et qui va au-delà de l’espace et du temps. « Écrire un film, dit-il, est un travail complexe qui ne se limite pas à disposer d’un scénario qu’il suffit de tourner. C’est un effort continu qui va de l’écriture du scénario à la conception de l’affiche du film, en passant par toutes les étapes que nécessite la fabrication technique et esthétique du film ». Et c’est pour ces raisons que Mouftakir estime que le problème ne réside pas dans le fait de rater un film, mais bien de se rendre compte qu’on l’a raté ! Car là, on peut être sûr de pouvoir dépasser cet échec et aller de l’avant.

Puis, à la désormais classique question de la différence entre un film et un téléfilm, Mouftakir estime que la télévision étant un support de diffusion, il est intéressant aussi de faire des téléfilms, mais le langage cinématographique demeure le même. Ainsi, les modes de diffusion changent avec le temps, mais le cinéma en tant que langage et mode d’expression ne mourra jamais. Et  pour étoffer son propos, Mouftakir rappelle le constat d'Antonioni quant à la différence entre cinéma et télévision : sur l’écran de cinéma l’acteur est sept fois plus grand que le spectateur, alors que sur celui de la télévision, il est sept fois plus petit. Toute la différence est là ! Autre différence, dans un autre registre : dans le cinéma on ne peut tourner qu’une moyenne de cinq minutes utiles par jour, alors que la norme télévisuelle tourne autour d’une moyenne de vingt minutes par jour. De là, Mouftakir conclut que le cinéma est comparable à de la broderie. Et si à la télévision on peut tourner avec plusieurs caméras à la fois, le cinéma impose l’utilisation d’une seule caméra, à l’exception des scènes de bataille et de grandes foules ou il est permis, pour des raisons pratiques, d’utiliser plusieurs caméras.

L’échange avec Mouftakir à propos du cinéma est toujours passionnant, instructif et fructueux. Et pour conclure ce petit compte-rendu il n’y a pas mieux de résumer la manière dont Mouftakir conçoit le cinéma : « Penser uniquement faire des films c'est produire du jetable, penser faire du cinéma est une tentative permanente de produire le durable. Et il ressemble, à mon avis, à la création musicale. On ne se lasse jamais d'écouter et réécouter les grandes œuvres musicales, ceci est aussi valable pour les grands films cinématographiques ». D’ailleurs, Mouftakir semble s’intéresser de plus en plus à la musique qui  l'envoûte. Et, il n’est pas exclu d’entendre parler prochainement de créations musicales signées Mohamed Mouftakir.

DRISS CHOUIKA