chroniques
Flashback. 1963, les premières élections du Maroc comme si vous y étiez
Toute ressemblance avec les législatives du 7 octobre n’est pas le fruit du hasard, mais la preuve que la construction démocratique n’est pas un long fleuve tranquille
Le Maroc ne s’est doté d’un parlement que sept ans après l’indépendance, et donc les élections de 1963 sont les premières élections que le pays a tenu dans son histoire.
La conscience de l’importance d’une institution représentative existait avant cela, mais ne concernait qu’un tout petit groupe de notables, d’intellectuels et d’oulémas. Ainsi, peu de temps après l’intronisation de Moulay Hafid en 1908 – après une longue période de tumulte à l’encontre du précédent sultan Moulay Abdelaziz, paradoxalement, pour des raisons de résistance à la modernité que ce dernier cherchait à introduire au Maroc – ce groupe d’intellectuels qui dirigeaient un journal tangérois « Lissan al Maghreb », proposait déjà un texte constitutionnel, n’hésitant pas à écrire que « Sa Majesté ne peut refuser à son peuple les bienfaits d’un parlement, il doit lui garantir la liberté de penser et d’agir (…) comme une seule main ne peut sauver de sombrer dans l’abîme et de réformer une administration aussi archaïque que celle de notre gouvernement (…) Sa Majesté doit octroyer à sa nation la faveur et les avantages que procurent la constitution et une assemblée de députés à l’instar des Etats civilisés musulmans et chrétiens ».
Cet embryon de débat démocratique trouvera un terme avec l’avènement du protectorat et ne reprendra qu’à la fin des années 50, cinq mois après la proclamation de l’indépendance, avec la mise en place de l’assemblée nationale consultative par Mohammed V. Sa présidence fut confiée à Mehdi Ben Barka. Rapidement, elle cessa de fonctionner normalement et sera suivie de la désignation d’un conseil constitutionnel de 78 membres pour mettre en place les institutions démocratiques dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. L’UNFP refusera d’y siéger et les autres partis y entameront des discussions stériles, ce qui rendit impossible le fonctionnement de cet organisme.
A cette époque, deux conceptions du parlement s’opposaient. Pour les partis politiques, le parlement devait être une institution de représentation populaire à partir duquel un partage du pouvoir doit s’opérer. A l’époque, nombre d’acteurs nationaux et internationaux jugeaient cette approche risquée. La ruralité du Maroc, l’absence du sens civique d’une partie de la classe politique et populaire, et le risque de manipulation des masses du fait d’un manque flagrant d’éducation constituaient l’essentiel de leur argumentaire. L’évolution de la vie politique nationale ainsi que les expériences des autres pays arabes montreront que cette analyse n’était pas dénuée de tout fondement.
La conception de la monarchie, qui ne voulait pas se retrouver dans un tête-à-tête avec le mouvement national, semblait plus rassurante, car elle ne projetait pas le système dans un avenir inconnu et tenait compte des différents rapports de force régionaux, ethniques et politiques. Pour la monarchie, et surtout pour Hassan II encore Prince héritier, le parlement devait être une expression moderne de la consultation. Alors qu’auparavant, le sultan consultait « le peuple » à travers des représentants choisis en vertu de leur appartenance à la caste des oulémas ou à travers des conseils de notables (Majlis Ala’yane), la consultation (achoura) devra désormais passer par une institution moderne constituée de représentants élus. Le débat resta, par conséquent, au point mort.
Aussitôt intronisé en 1961, Hassan II opta pour une autre approche. Il fit appel à des juristes et politologues français pour élaborer lui-même une constitution qu’il proposa par voie de référendum le 7 décembre 1962. Tandis que l’UNFP rejetait cette constitution « octroyée », l’Istiqlal l’adoptait, son leader Allal El Fassi estimant qu’il valait mieux une constitution que pas de constitution du tout.
Les premières élections législatives de l’histoire du Maroc se tinrent le 17 mai 1963 avec la participation de l’Istiqlal, de l’UNFP et du FDIC (Front pour la Défense des Institutions Constitutionnelles). Ce dernier, mené par Ahmed Réda Guédira, ami et proche collaborateur du roi, il regroupait le MP de Mahjoubi Aherdane et le PDC de Mohamed Hassan El Ouazzani.
Une campagne électorale agitée
La participation de l’UNFP pouvait paraitre paradoxale du moment qu’il avait boycotté la constitution et qu’il allait maintenant devoir travailler avec ses dispositions. Néanmoins sa présence donnait un plus de piment à l’agitation et les joutes verbales qui ont rythmé la campagne et qui avaient été bien plus violentes en 1963 qu’aujourd’hui. La campagne fut marquée par la forte polémique qui opposa le FDIC aux deux partis d’opposition, à savoir l’UNFP et l’Istiqlal ouvertement accusés de vouloir faire tomber la monarchie.
La campagne que mena l’Istiqlal à cette époque n’est pas sans rappeler le discours que tient le PJD en cette période électorale de 2016. Tout au long de la campagne, le parti que l’on connait aujourd’hui par son symbole, la balance, dénonça le FDIC comme « parti du roi », « ramassis de colonialistes, un nouveau parti de Glaoui au service du néo-colonialisme », mais surtout il s’est attaqué violemment à son fondateur, Ahmed Réda Guédira, qui était en même temps directeur du cabinet royal, ministre de l’intérieur et de l’agriculture, le sommant de se démettre de ses fonctions officielles. Cet état des choses était de nature à faire douter des intentions du pouvoir, mais profitait aussi à l’Istiqlal qui avait beau jeu de remettre en cause le pouvoir sans être contraint de mettre directement le roi en cause. Pour bien relever les similitudes entre 1963 et 2016, Abdelkhalek Torres, numéro deux de l’Istiqlal n’hésitait pas à déclarer qu’ « en cas de truquage nous descendrons dans la rue pour engager une nouvelle bataille de libération ... La lutte que nous allons mener est une lutte religieuse, civique et nationaliste. Elle est justifiée par l’existence de deux camps : les nationalistes et les traitres ».
La campagne menée par l’UNFP était en tout point similaire à celle de l’Istiqlal, à la différence près, que les leaders de ce parti lancèrent des attaques violentes contre la personne du roi. Lors d’un meeting à Rabat, Mehdi Ben Barka conclut son discours en disant que « l’UNFP ne voit aucun remède au régime féodal actuel si ce n’est sa suppression ». On peut imaginer que le leader unfpéiste pensait au système et non pas à la monarchie, en l’occurrence le système sur lequel reposait celle-ci à l’époque. Mais en raison de l’évolution du discours de Ben Barka il est permis de croire que c’est bien la monarchie qui était sa cible.
Le FDIC quant à lui dirigea toutes ces attaques contre l’Istiqlal qui, pour lui, était la véritable menace, l’UNFP n’ayant pas encore engrangé la popularité qu’il aura par la suite. Il entama sa campagne avant les autres par le biais de la presse. Plusieurs médias étaient de la partie, notamment « Phares », « Ouatanouk », « La Clarté » et enfin, ce n’est pas un hasard, « Akhir Saa ». La personnalité du roi fut mise en avant tout au long de la campagne. Les moments forts furent les meetings tenus par Guédira à Rabat, Casablanca et Marrakech. Ils avaient pour axes principaux l’émancipation, les dangers du parti unique (l’Istiqlal), le patriotisme et la monarchie. Favorisé par le découpage électoral, l’achat des voix et selon l’opposition d’alors la manipulation des urnes, le FDIC se présentait à ces élections avec un avantage certain.
Des résultats qui étonnèrent tout le monde
Malgré le favoritisme administratif et le discours du Roi à la veille des élections, qui appela les électeurs à choisir les élus en fonction de leur proximité avec la monarchie, le FDIC n’obtint pas la majorité absolue. Il arriva, néanmoins, premier avec 69 sièges, suivi de l’Istiqlal avec 41, l’UNFP avec 28 et 6 sièges pour les sans étiquette. Dans la foulée, 5 ministres furent battus. Il s’agissait de Slaoui, d’Ahardane, de Bahnini, de Moulay Ahmed Aloui et de Boutaleb. Le jeune et dynamique istiqlalien, brillant et unique polytechnicien marocain de l’époque, M’hamed Douiri tomba devant un charbonnier.
En termes de voix le classement restait bien évidement le même. Toutefois, le FDIC était le seul parti à bénéficier d’un taux de distorsion positif. La distorsion mesure l'écart entre le pourcentage de sièges obtenus par un parti et son pourcentage de vote. Une distorsion négative signifie que le parti est sous-représenté; une distorsion positive qu'il est surreprésenté. Ainsi, le FDIC avec 33% des voix obtenait 48% des sièges, alors que l’Istiqlal avec 29% des voix n’obtint que 28% des sièges, l’UNFP avec 22% des voix n’obtint que 19% des sièges et les indépendants avec 13% des voix n’obtinrent que 4% des sièges. Ceci est dû à un découpage électoral, clairement en faveur du parti de Guédira.
Les Marocains toujours mobilisés après l’indépendance
Le fait le plus marquant de ces élections – pour nous marocains de 2016 – reste sans conteste le taux de participation. En 1963, il était de l’ordre de 74%. Sur une population en âge de voter de l’ordre de 6,3 millions de Marocains, 4,5 millions se sont inscrits sur les listes électorales. Sur ces 4,5 millions, 3,3 sont allé voter.
Une des explications possibles à cette mobilisation massive, réside dans l’élan patriotique hérité de la lutte pour l’indépendance. Les Marocains n’avaient pas encore connu de désillusion, et pas encore vécu les tentatives de putschs, les années de plombs et la mauvaise gestion des gouvernements successifs. Les Marocains ne sont pas nés abstentionnistes. Ils le sont devenus.
Ainsi, les élections et l’expérience politique des années qui suivront seront marquées par une violence nouvelle. Les tentatives putschs de 1971 et 1972, les émeutes et les années de plombs marqueront les Marocains et auront comme impact un désintéressement de la politique, qui reste patent au jour d’aujourd’hui. Toutefois, les temps ont changé. Avec le règne de Mohammed VI, des acquis démocratiques indéniables ont été enregistrés et la conscience civique des Marocains est plus importante que jamais. Un retour à la mobilisation massive qu’a connu l’année 1963 est on ne peut plus souhaitable, pour un avenir meilleur.
Références :
L’experience parlementaire (1963 – 1965) et la transition politique au Maroc, M. Kharchich, 2004, Revista de Historia Actual, Vol. 2, Num. 2
Tafra, Base de données électorales, 2016