chroniques
Inflation, taux d’intérêt et dribbles de Maradona - Rédouane Taouil
Rédouane Taouil - Professeur agrégé des universités
« Ni railler, ni déplorer, ni maudire, mais comprendre » (Spinoza)
De nouveau, un spectre, porté disparu, hante la réflexion sur les stratégies de politique monétaire, celui de l’inflation. Après avoir opté, en réponse à des menaces de déflation, pour des taux directeurs très bas et des assouplissements quantitatifs au moyen d’achats massifs de titres, les banques centrales sont appelées aujourd’hui à mener des actions destinées à réancrer les anticipations d’inflation à la baisse et à retrouver la stabilité des prix. Les décisions de Bank Al Maghrib de relever le taux directeur à 3% dans un contexte où l’inflation était en 2022 de l’ordre de 6,6%, soit 4,6% au-dessus de la norme, relèvent de la même attitude.
A s’interroger sur les soubassements de ces décisions à l’aune du référentiel de la politique monétaire, on peut remarquer que l’art de la Banque centrale s’inspire d’un principe de base de ce référentiel : l’utilisation du taux d’intérêt comme un instrument de pilotage des anticipations en vue d’orienter les taux longs vers un niveau compatible avec la décélération de l’inflation. Dans cette configuration le levier budgétaire a un rôle à jouer. Si l’on évalue son rôle avant la libéralisation des prix des hydrocarbures, force est de souligner que les subventions des produits ont largement contribué à la modération du rythme d’inflation. Poursuivre la décompensation, comme c’est prévu, risque de contrarier la baisse escomptée des attentes d’inflation. Ainsi, l’extension de l’espace budgétaire par l’augmentation des recettes fiscales et la limitation des pouvoirs de marché apparaissent mieux appropriées à la maîtrise de l’inflation et à la promotion de la stabilité macroéconomique par le canal des anticipations.
La réactivité de l’instrument monétaire et la doctrine Maradona
Suite aux succès époustouflants de l'équipe nationale, le leitmotiv de l'entraîneur, "Aniya" (la bonne foi) a fait florès si bien que d'aucuns n'ont pas hésité à le hisser au rang de future valeur cardinale à même de servir de vecteur de mobilisation par l'effort, l'ambition et la régularité pour l'implication de tous dans le bien public. Cette position, qui doit plus à l'engouement pour les slogans qu'à la réflexion, est viciée à la base (1). La société ne se réduit pas à des joueurs vaillants mus par un même objectif et une volonté commune et les décideurs à des coachs bienveillants. Si au lendemain de l'exploit historique des Lions de l'Atlas on ne saurait bouder le plaisir d'évoquer le ballon rond, parler de politique monétaire fait songer immanquablement à Maradona. Les décisions des banques centrales sont au centre de la formation des anticipations des agents que Mervin King, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, place sous le terme de « doctrine » de Maradona en renvoyant, non au but marqué de la tête et de « la main de Dieu » lors de la finale de la coupe du Monde ayant opposé la sélection argentine à l’équipe d’Angleterre en 1986, mais au second : Le légendaire dribbleur fonça tout droit distanciant tous les défenseurs qui s’attendaient à ce qu’il passât à droite ou à gauche (2). L’auteur de The end of Alchemy, illustre par cet exploit l’importance cruciale des anticipations des agents privés dans la conduite de la politique monétaire.
Comme l’a fait remarquer plus d’une fois, le Gouverneur de Bank Al Maghrib en réponse à des préconisations de relances monétaires, les banques centrales ne manient pas leurs instruments comme un ingénieur contrôle une machine. La politique monétaire met, en effet, en scène une instance de décision dotée de préférences en matière d’inflation et d’activité et des agents privés qui procèdent à leurs choix sur la base d’anticipations de l’avenir. Ces anticipations, qualifiées de rationnelles, impliquent que les ménages et les entreprises agissent comme s’ils possédaient une représentation pertinente des mécanismes économiques et du profil de l’autorité monétaire. Dans un tel contexte d’interactions stratégiques, les résultats des décisions de la Banque centrale sont conditionnés par l’information qu’exploitent les agents à l’aide de cette représentation. C’est dans cette optique qu’il convient de situer les décisions successives de Bank Al Maghrib de relever le taux d’intérêt de 1,5% à 3% de septembre 2022 à avril 2023. Il apparaît bien, à travers ces réponses à la résurgence de l’inflation, que le taux directeur constitue le principal instrument d’action sur le marché monétaire, le refinancement des banques et, par voie de conséquence, sur les dépenses de consommation et d’investissement. Ce rôle crucial ainsi dévolu au taux d’intérêt implique que les impulsions de la banque centrale visent à guider les anticipations quant à l’évolution future de l’inflation, des revenus et de ces mêmes impulsions.
Ce pilotage, dont le corollaire est que les agrégats monétaires ne tiennent pas lieu d’un objectif intermédiaire, implique que le maniement du taux directeur obéit à une règle qui tient compte des déviations vis-à-vis de l’objectif de stabilité des prix et sur leur incidence sur les anticipations : il est relevé en cas de surcroît d’inflation et réduit dans le cas contraire. Les mesures de l’Institut d’émission se rattachent indubitablement à cette démarche réactive qui privilégie le canal des anticipations dans la transmission de la politique monétaire.
Le cadre opérationnel est en effet arc-bouté à la perception que forment les agents de la trajectoire du taux d’intérêt nominal court et des prix. De ce fait, il octroie aux anticipations de la politique monétaire future une place insigne dans la détermination du taux d’intérêt réel. C’est à partir des principes d’arbitrage entre échéances de titres parfaitement substituables que déduit le taux long comme une moyenne des taux courts présents et futurs. Lorsque les agents s’attendent à une progression de l’inflation, le taux d’intérêt nominal augmente en compensation de la perte de pouvoir d’achat. Les décisions étant prises compte tenu des modifications du niveau des prix, c’est le taux d’intérêt réel qui commande les comportements des agents.
C’est dans ce cadre que se donne à s’interpréter l’inflexion de la politique monétaire. Le contrôle de l’inflation impose l’élévation du taux de refinancement comme signal de l’attachement à la priorité accordée à la stabilité des prix. A ce titre, la banque centrale entend mettre à profit la crédibilité acquise par le biais de la cohérence des messages et la conformité des actions aux missions en vue de modérer les anticipations d’inflation et de contenir la hausse des taux longs, voire les baisser. Pour favoriser la stabilité des anticipations des taux courts, elle doit assurer les agents que le taux directeur sera efficacement ajusté dans le but d’endiguer l’inflation. Ce guidage, appelé delphique en référence aux divinations de l’oracle Delphes, recouvre le fait que la banque centrale met à la disposition des agents des informations et des prévisions de l’évolution de l’économie et fournit des signaux sur ses orientations futures sans pré-engagement. Elle ne se lie donc pas les mains à l’image d’Ulysse, comme dans le guidage odysséen et se ménage une marge d’action pour procéder à des adaptations aux évolutions de la conjoncture.
« Le succès de la politique monétaire – écrit Woodford (2003), figure de proue de la théorie de la politique monétaire - réside moins dans le contrôle de ce taux [directeur], que dans l’influence exercée sur les anticipations des marchés des évolutions probables des taux d’intérêt, de l’inflation et des revenus au cours des douze mois et au-delà» (3).
Si l’impact de la politique monétaire est tant tributaire des anticipations c’est parce que l’inflation génère une incertitude stratégique : la banque centrale ne peut prévoir parfaitement les comportements des agents privés pendant que ces derniers sont portés à s’interroger sur l’adéquation et le degré de pertinence de ses décisions. L’interprétation du degré de réactivité revêt une importance primordiale comme le montre l’attitude des institutions financières dès la première hausse du taux directeur de 50 points de base. A en juger par des déclarations convergentes, des acteurs du secteur financier estiment que la hausse du taux directeur à la veille de 2023 est assez faible au regard du rythme d’inflation. Anticipant une progression des prix de 4,3%, supérieure de 0,4% à celle prévue par Bank Al Maghrib, ils réclament un resserrement monétaire plus significatif manifestant ainsi des exigences supérieures de rendement. Les anticipations de la détérioration de la rentabilité des actifs financiers et des pertes sur les valeurs réelles futures des titres favorisent dans ce contexte des stratégies de placement de court terme autant que des comportements d’attente. L’affaissement de la demande des titres obligataires durant le dernier trimestre de 2022 est révélateur de ces surréactions. Suite aux pressions inflationnistes, le risque de ces titres s’est accru de sorte que leur taille dans le portefeuille des banques a atteint son plafond. Il s’en est suivi un asséchement des transactions qui a conduit la Banque centrale à mettre en place un programme d’achats de bons de Trésor sur le marché secondaire. Organisés dans le cadre des opérations open market, les achats fermes de titres se traduisent par des injections de liquidité qui viennent fluidifier le marché obligataire. Dans le même temps, ils ouvrent aux banques des opportunités de réallocation sur le marché primaire et de rééquilibrage des portefeuilles en faveur d’actifs moins risqués. En fixant une limite d’achat de titres de maturités très courtes à 25 milliards de dhs, ce programme s’assigne la facilitation des conditions de refinancement sans compromettre les mesures d’octroi du crédit aux petites et moyennes entreprises. Comme tel, il ne s’apparente pas aux opérations de longue durée de l’assouplissement quantitatif qui affectent la taille du bilan de la Banque centrale, ni à une procédure de financement monétaire du déficit budgétaire. Conçues en cohérence avec l’impulsion par le taux directeur, ces interventions sur le marché secondaire qui visent à pallier à un étranglement du marché obligataire consécutif aux surréactions des opérateurs, participent de l’influence des anticipations.
Si l’incertitude suscite des surréactions du côté des agents, elle pousse le décideur monétaire à adopter la prudence quant aux réponses à apporter aux chocs qui frappent l’économie. Cette attitude est dictée par un triple motif. D’abord, la banque centrale préfère agir lentement en évitant que des décisions soient perçues comme un changement de direction. Une révision modérée peut être interprétée comme un indice de sous-estimation de l’inflation. Le pilotage des anticipations impose la préservation de la crédibilité. Au cas où les prévisions s’avèrent imparfaites, elles ne peuvent affecter la confiance dont la banque centrale est créditée en ce qu’elles n’ont pas force d’un engagement institutionnel. Ensuite, face à l’incertitude afférente à l’évolution de l’inflation ou plus généralement de l’état de l’économie, au caractère transitoire ou durable du choc, l’autorité monétaire peut s’abstenir de réagir en signalant qu’il ne s’agit pas d’un relâchement de l’objectif d’inflation. La Banque centrale Européenne (BCE) avait augmenté son taux directeur en juillet 2008, suite à la hausse du prix de l’énergie, mais elle a été contrainte de rectifier sa décision en moins de cinq mois après et en avril 2009 sous le coup de la crise financière. Enfin, les délais de transmission des impulsions monétaires aux décisions des agents en matière consommation et d’investissement appellent le choix d’un horizon à prendre en compte et la modulation du taux d’intérêt en fonction de la force des transmissions comme du poids de leurs asymétries. Il est approprié dans cette perspective que la conduite de la politique monétaire inclue la dépendance à l’histoire des décisions passées.
L’adaptation graduelle du taux directeur semble être la pratique favorite des banques centrales. Même la FED, réputée avoir un degré de réactivité élevé, est adepte de ce comportement. Ainsi sur 99 changements du taux directeur, qu’elle a effectués entre août 1987 et mai 2006, 88 étaient de 25 points ou moins. Bank Al Maghrib semble retenir le principe de lissage des taux d’intérêt qu’implique le pilotage des anticipations à travers l’influence escomptée sur les échéances de moyen et long terme. Opter pour une orientation nettement restrictive peut aboutir, ainsi que le montrent certaines expériences du dernier quart du XXème siècle, à un large processus de désinflation. Ce choix serait cependant lourd de conséquences négatives. Pareille orientation est de nature à induire un sacrifice élevé en termes d’activité et de bien-être social, qui par ses répercussions sur les revenus et les anticipations défavorables de la demande corrélatives, renforce les pièges de la croissance atone.
Le rôle du levier budgétaire
Quiconque s’intéresse au débat sur l’exercice de la politique monétaire, constate que les banques centrales sont sous le feu de demandes d’extension de leurs fonctions. Elles sont conviées non seulement à garantir la stabilité des prix, à soutenir l’activité, à préserver le système de paiements, mais aussi à poursuivre des objectifs de transition écologique et à atténuer les inégalités de revenu et de patrimoine. Ces demandes qui se confortent des limites des mesures d’assouplissement quantitatif et qualitatif, passent sous silence la question de la cohérence des objectifs et de la pertinence des instruments, condition sine qua non pour identifier les impacts et mesurer l’efficacité des mesures. Reconnaître à la politique monétaire une telle puissance revient à lui conférer des missions qui sont celles de la politique budgétaire et à minorer le rôle que peut remplir cette dernière. Au Maroc, les propositions prônées lors de la crise sanitaire comme la conduite des actions de la Banque centrale sous l’égide du gouvernement, la fixation d’une cible d’inflation à 7% ou les transferts directs aux ménages par « la monnaie hélicoptère » ont participé de la consécration de cette prééminence de la politique monétaire aux dépens des finances publiques.
S’interroger sur les mesures de lutte contre l’inflation ne saurait faire bon marché des missions qui incombent à l’autorité budgétaire. Dans ce sens, l’emballement des prix des hydrocarbures donne à évaluer les effets de la décompensation dont ils ont fait l’objet au milieu de la décennie 2010. Les arguments avancés par les autorités publiques en faveur du démantèlement du système de compensation dérivent d’une vision comptable qui attribue deux défauts insignes à ce système. D’une part, il est jugé inefficient : les subventions entraînent des distorsions des prix et des rentes qui nuisent à la concurrence et biaisent l’allocation des ressources. D’autre part, les charges correspondantes limitent l’affectation des ressources à l’investissement et pèsent sur la soutenabilité budgétaire. Libérer le marché des produits des entraves réglementaires de la compensation est considéré, dans ces conditions, comme nécessaire pour améliorer l’efficience globale de l’économie, soulager la contrainte budgétaire de l’État et accroître le taux de la croissance potentielle. Ces effets sont censés transiter par l’intensification de la concurrence à laquelle est attribuée la vertu d’entraîner la baisse des prix et l’élévation du bien-être des consommateurs.
A diagnostiquer la réforme des institutions du marché des produits pétroliers, on s’aperçoit qu’elle n’a pas accru le degré concurrentiel, ni amélioré l’efficience. Après le retrait des subventions, la fixation des prix est devenue l’objet des décisions libres des entreprises de distribution. D’abord, les entreprises, qui étaient en position dominante dans le cadre du système de compensation, ont renforcé leur pouvoir de marché. La suppression de ce système leur donne l’avantage de fixer les prix et les marges selon leur convenance. Aussi, elles sont enclines à adopter des comportements asymétriques en répercutant les hausses des prix et non les baisses. Dans ce contexte de flexibilité, le passage d’une offre administrée à une offre censée être concurrentielle ne libère pas de pouvoir d’achat pour le consommateur. Ensuite, la décompensation s’est traduite par la pratique d’une marge libre en lieu et place de la marge de structure qui comprenait, outre une fraction fixe (taxe, coût de stockage, élément de marge…), une fraction proportionnelle à la cotation du produit sur le marché international. Cette pratique, qui entraîne un gonflement des marges, conduit à asseoir des pouvoirs de marché. Enfin, La décompensation des carburants ne s’est pas accompagnée d’une montée de l’inflation : le rythme de variation de l’indice des prix à la consommation est resté inférieur à 2%. Il ne s’agit pas là, cependant, d’une conséquence de la réforme du marché, mais manifestement d’un effet d’aubaine consécutif à la chute des cours des produits pétroliers sur le marché mondial entre la mi-2014 et l’orée de 2016 et au retournement du cycle des matières premières durant la seconde moitié de la décennie 2010.
La poussée de l’inflation énergétique et la rapidité de sa propagation aujourd’hui sont venus rappeler un avantage de taille de la compensation : les subventions des produits de base constituaient un outil de contrôle de l'inflation importée. Grâce à ce système, les fluctuations de l’inflation globale étaient maîtrisées et son niveau réduit à moins de 2% en moyenne. Utilisés en tant que bien de consommation ou comme bien intermédiaire, les produits subventionnés contribuaient à protéger l’économie vis-à-vis des fluctuations des cours et à la préservation du pouvoir d'achat. Sous cet angle, la politique budgétaire remplissait une fonction qui est, au demeurant, largement éludée : elle contribuait aux côtés de la politique monétaire à la stabilité des prix.
Si les autorités publiques procèdent à l’avenir à la décompensation d’autres produits, il y a lieu de s’attendre, à coup sûr, à une accélération de l’inflation et à des anticipations défavorables de nature à mettre sérieusement en péril l’objectif de désinflation. Le FMI (2006) souligne avec force l’inopportunité de mettre en œuvre des mesures de politique structurelle lorsque la croissance de l’économie est au ralenti ou subit des chocs. Selon l’institution de Washington, les réformes des marchés des produits et du travail sont loin d’être des solutions miracles : outre que leurs effets sur la croissance sont transitoires, leur impact négatif doit être amorti sous peine d’hypothéquer durablement la productivité globale (4).
La décompensation produit, à y regarder de près, un triangle d’incompatibilité entre la libéralisation des prix des carburants, le contrôle du déficit public par la contraction des dépenses et la cible d’inflation. Pour y échapper, une réorientation de la gouvernance budgétaire s’impose. Le décideur public peut agir sur les recettes en améliorant la collecte des impôts et taxes et en diminuant l’évitement fiscal. Cette mesure, qui est un des principes essentiels des réformes structurelles, est de nature à élargir l’espace budgétaire que le FMI définit comme la marge dont dispose l’État pour affecter les ressources à des dépenses sans compromettre sa position financière et la stabilité macroéconomique. Dégager des ressources requiert des actions publiques destinées à réduire la tolérance des entorses à l’emprise fiscale et à renforcer les contraintes incitatives au respect du droit. Les pertes de recettes consécutives à l’informalité fiscale sont, selon des données récentes, multiples. La taxe sur la valeur ajoutée pâtit de l’évitement : moins de 1% d’entreprises reversent 70% des recettes au Trésor et 73% des déclarations ne donnent pas suite au paiement. L’impôt sur les sociétés est bridé par la prépondérance des déficitaires chroniques : le nombre de déclarations de résultats atteint 67%. S’agissant de l’impôt sur les revenus professionnels, la contribution des professions libérales est inférieure à 2% des recettes. De l’autre côté, la moitié des professionnels ne déposent pas de déclarations de revenus. L’impôt par forfait, dont le montant est fixé indépendamment de la capacité contributive, occasionne un manque à gagner pour l’État en ce qu’il favorise les faux forfaitaires. La mobilisation de l’espace budgétaire est en mesure d’assurer la soutenabilité des finances publiques et de mieux adapter la gouvernance à la régulation des aléas conjoncturels. Les subventions de produits de base peuvent être mises au service du contrôle de l’inflation et au maintien du pouvoir d’achat. Au vu de son rôle contracyclique et de sa capacité à amortir la volatilité de l’inflation, la compensation ne saurait être abandonnée au nom du parachèvement de la réforme des institutions du marché des produits dont la reprise de l’inflation met bien au jour l’incohérence au regard même de l’impératif de la stabilité macroéconomique.
Les enjeux de la modération de l’inflation ne se limitent pas à la combinaison des instruments monétaire et budgétaire. Les autorités publiques ont à restreindre les pouvoirs de marché. L’inflation à l’œuvre est l’expression de ces pouvoirs dont jouissent des offreurs suite à leur aptitude à fixer les prix selon leur propre arbitrage. Il s’agit d’une inflation de vendeurs, seller’s inflation : les transactions se caractérisent par une asymétrie au profit des offreurs. Ceux-ci possèdent l’initiative d’appliquer une marge à leurs coûts de production à leur convenance. De ce fait, ils ont la propension à répercuter la hausse des prix, eu égard à la faible pression de la concurrence, souvent bien plus que leurs coûts n’ont crû. Il s’ensuit une transmission à la structure des prix d’autant plus ample que le rythme d’inflation était très faible. Comme le note Maurice Flamant dans sa description du déroulement de l’inflation : « les hausses de prix se sont déclenchées avec la détente d’un ressort longtemps compressé ». Dans ces conditions, les marges connaissent, la quasi-stagnation des salaires aidant, une progression qui participe d’une spirale prix-profits.
Face à une telle inflation, le plafonnement des prix est susceptible de freiner l’altération de la répartition des revenus qu’induit les pouvoirs des offreurs. En effet, les comportements de marge se traduisent par une indexation de fait des profits tandis que les revenus réels des titulaires de rémunérations fixes subissent une détérioration plus ou moins marquée selon le niveau des revenus et la structure des dépenses de consommation. Ce renchérissement du coût de la vie touche, faute de réajustement des salaires, de larges fractions des ménages. Cet effet propre de la spirale prix-profit creuse les inégalités et affaiblit par la même la demande globale et le potentiel de croissance. Plafonner les prix est en mesure d’atténuer le coût en termes d’inflation et les pertes de bien-être social. Cette procédure peut être accompagnée de procédés destinés à amoindrir les rigidités des prix à la baisse dues à l’exploitation de positions dominantes. Une telle action sur les prix est conforme à la dilution des pouvoirs de marché que vise la politique de la concurrence. Il est remarquable de noter que les prix pratiqués par des firmes oligopolistiques étaient désignés dans le dernier quart du XXème siècle par l’expression de « prix administrés », qu’on applique aux prix fixés par le décideur public. L’augmentation de l’offre par le recours aux importations ne peut conduire à une baisse des prix s’il n’est pas épaulé par le plafonnement des prix.
« Même si l’action des banques centrales est en partie de l’art, en partie de la science, celle-ci a clairement pris le pas sur celui-là au cours des dernières décennies ». Cette assertion de Blinder (2005), encore plus pertinente aujourd’hui, implique que les décisions du détenteur du pouvoir monétaire appellent le recours à des considérations théoriques d’autant plus que le débat public est gauchi par les poncifs de la doxa en la matière et l’emploi confus et fallacieux de chiffres. Ainsi, l’usage fréquent du vocable d’«orthodoxie monétaire » pour qualifier les mesures de Bank Al-Maghrib est précisément fautif tant il ignore aussi bien les changements que connaissent les pratiques des banques centrales que le renouvellement à l’œuvre dans le domaine de la politique monétaire. Attribuer la montée de l’inflation à un excès de création monétaire, imputer à toute variation du taux directeur un effet mécanique sur l’activité ou recommander des hausses du taux directeur de 150 points, semblent méconnaître les questionnements sur le lien entre quantité de monnaie et prix, sur la relation inflation-emploi ou sur les mécanismes de transmission. La prise en compte des évolutions de la « science de la politique monétaire » s’impose à quiconque s’interroge sur la nature et les répercussions des choix de la banque centrale. Sans quoi, le débat public risque fort de pâtir du biais du cordonnier, auquel qu’Etienne Klein donne une nouvelle jeunesse en faisant appel à l’élocution latine, Sutor, ne supra crepidam « le cordonnier doit s’arrêter au rebord de sa chaussure ». Cette parabole, qui stipule que nul n’a à afficher des compétences hors de son domaine, implique que les participants au débat doivent posséder une connaissance commune du cadre de référence qui fixe les termes et donne sens au langage et idées sollicités dans la discussion des points de vue et arguments.
Notes
(1) Il est autrement plus pertinent de recourir au concept de confiance dont la valeur heuristique est d’envergure dans divers champs d’analyse du lien social. Le chapitre 8 de Essai sur l’islamisation : changements des pratiques religieuses dans les sociétés musulmanes de Mohamed Cherkaoui (Presses universitaires de la Sorbonne, 2019) est une ressource précieuse à cet égard.
(2) Cette réflexion est développée dans The end of Alchemy Money Banking, and the Future of the Global Economy, New York, W.W. Norton & Company.2017.
(3) L’ouvrage de Michael Woodford, Interest and Prices. Foundations of a Theory of Monetary Policy,( Princeton University Press. Princeton and Oxford.2003) est tenue pour la bible des départements de recherche des banques centrales au Nord comme au Sud.
(4) Fonds Monétaire International, “Time of Supply Side Boost? Macroeconomic Effects of Labor and Product Market Reforms in Advanced Economies”, World Economic Outlook, Washington, 2016.