La domination coloniale italienne en Libye : un génocide occulté - Par Younès AbouAyoub*

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Il a fallu à l’armée fasciste itamienne plus de deux décennies (1911-1932) pour assoir un contrôle total sur le pays, qu'elle appelait la Quatra Sponda, le quatrième "rivage de l'Italie".

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Interroger à nouveaux frais l’histoire des colonisations est en passe de remettre en cause bien des idées reçues et de révéler l’ampleur de destructions de sociétés que la vision européo-centrique s’entête à nier.

Les récentes élections en Italie (25 septembre 2022) ont abouti à la victoire d'une coalition proto-fasciste ; une première depuis la chute du régime de Benito Mussolini en 1945. Désormais, le nouveau visage de l'extrême droite italienne est Giorgia Meloni, qui est en passe de devenir la première femme Premier ministre de l'histoire de l'Italie. Elle a fait de la lutte contre l’immigration le centre de sa plate-forme en mobilisant la théorie du Grand Remplacement brandissant ainsi la menace d’une "islamisation" imminente de l'Europe. 

Marx a dit un jour que l'histoire se répète deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce. Seul l’avenir nous dira si cet événement tournera en farce ou générera une nouvelle tragédie. Ce qui est sûr pour le moment, c'est que le fascisme en Italie, bien qu'il ait été blanchi par beaucoup comme étant bénin, a laissé derrière lui un legs tragique d'horreurs dans les colonies d’Afrique. La théorie du Grand Remplacement a en fait été bel et bien mise en œuvre par les fascistes italiens en Libye, où une politique d'extermination délibérée des populations locales a été menée afin de vider les terres de leurs propriétaires originels pour que les colons s’y installent et les exploitent. 

Lorsque les fascistes italiens prirent le pouvoir en 1923, les colonisateurs ont dû défricher les terres libyennes - par la violence, si nécessaire - pour pouvoir y installer des agriculteurs en provenance d'Italie. Il a fallu à l’armée fasciste plus de deux décennies (1911-1932) pour assoir un contrôle total sur le pays, qu'elle appelait la Quatra Sponda, le quatrième "rivage de l'Italie". Cette politique, d’une brutalité coloniale inouïe, se donnait pour objectif d’écraser toute forme de résistance afin de soumettre la population locale. Elle a entraîné la mort de plus de 83 000 lybiens. Environ 70 000 personnes, principalement des civils des zones rurales, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées, ont péri suite aux famines et maladies consécutives. Cette politique de massacres et d’affamement systématique visait à anéantir, non seulement tout un peuple mais sa culture également. Elle a été suivie d'une campagne réussie, cette fois-ci contre la mémoire historique. Une campagne systématique a depuis œuvré à effacer toute trace historique du génocide, le gouvernement fasciste italien ayant systématiquement occulté les informations sur ce génocide et en a détruit les preuves matérielles. Soigneusement orchestrée, elle se poursuivra bien après la fin de l’époque fasciste en 1943. 

Il a fallu des travaux d’archéologie historiographique, comme ceux de l’historien Ali Abedelatif Ahmida, pour déconstruire les mécanismes idéologiques de la production de connaissances, en établissant un lien entre le génocide libyen et les racines coloniales de l'Holocauste, et en remettant en question l’historiographie dominante. Cette approche de l’histoire, qui repose sur une critique des théories coloniales de la connaissance, dévoile la vision européo-centrique qui domine encore dans divers champs de la pensée académique. Comme telle, elle apparaît comme une entreprise de réappropriation de l'histoire et de construction de grille d’analyse  de récits des peuples sur leurs propres cultures et sociétés, relégués pendant trop longtemps au rang de survivances archaïques. Cette entreprise revendique le rôle qui est le sien dans la prise de parole, s’affranchissant ainsi des carcans institutionnels hégémoniques, corollaires d’une représentation de la modernité biaisée et imposée.  Le sociologue allemand Zygmunt Bauman a fait preuve d’une grande perspicacité en mettant en exergue le lien étroit entre Modernité et Génocide, observant ainsi à juste titre que l’horreur des crimes nazis, et donc par extension fascistes, était des actes foncièrement modernes, résultant d’une organisation économique et sociale qui a partie liée avec une contemporanéité occidentale, et non pas une présumée barbarie. Les crimes fascistes résultent en ce sens d’un ordonnancement civilisé d’une entreprise moderne. 

Outre la déconstruction de l'eurocentrisme rampant qui caractérise le champ de la production de la connaissance, y compris celui des études des génocides, quelques travaux récents d’historiens soulignent avec force la rareté d'études historiques critiques sur le sujet de l'impérialisme italien et de la brutalité extrême lors de sa campagne coloniale en Afrique, en l’occurrence en Libye et en Abyssinie.  Ce contraste frappant avec l'abondance des études, plus générales, sur le fascisme italien est étonnant, bien qu’il soit explicable selon le politologue Libyen Ali Ahmida, par le mythe popularisé de la brava gente. Ce mythe selon lequel les Italiens seraient essentiellement des gens bons et donc incapables de perpétrer des atrocités similaires à celles commises par d’autres puissances impériales, voire d'autres fascismes. 

Cette concaténation fidèle à sa logique a fait que les fascistes italiens n'avaient jamais été pris au sérieux, contrairement au parti nazi en Allemagne. Même les critiques de Mussolini l'ont souvent dépeint comme un bouffon ou un simple dictateur banal plutôt que comme la représentation du « mal absolu », ou d’une menace idéologique active par un mouvement politique fondé sur la primauté de « la race blanche », et de la conquête par la violence. En fait, les nazis allemands ont été plus clairvoyants sur la nature du mouvement dès le début. Ces derniers percevaient l’efficacité des méthodes de colonisation mises en place par le régime italien. Bien qu'extrêmement brutale de par la méthode, l’objectivation de l’Humain à travers cette entreprise concentrationnaire a été érigée en modèle sur le sol européen plus tard. 

Les hauts responsables nazis effectuent à ce titre des visites de terrain en Libye, publient des livres, organisent des conférences et des séminaires sur l'expérience coloniale italienne. Le chef des SS, Heinrich Himmler, s'était lui-même rendu en visite officielle en Libye en 1939 pour s’enquérir des résultats des actions menées sur le terrain. Grâce à ces faits historiques importants, l’on peut désormais établir un lien étroit entre le génocide colonial et l'Holocauste. Aussi incombe-t-il aux spécialistes des études sur les génocides d’aborder l'Holocauste sous un angle nouveau, en l’occurrence la mise en œuvre du modèle fasciste italien de génocide dans le contexte européen moderne et son application à l'expérience européenne de l'Holocauste. Avant Auschwitz, il y avait plusieurs camps de concentration à travers le territoire libyen : Agaila, Slug, Braiga et Magrun. Les expériences génocidaires italiennes et allemandes sont liées, et on ne peut pas comprendre l'une sans l'autre. Pourtant, à ce jour, la notion de fascisme italien modéré et bénin demeure encore un récit largement accepté de l'héritage de Mussolini, et le cas du génocide libyen reste trop souvent absent des livres d’histoire. 

Néanmoins, et malgré le silence de l'histoire officielle qui persiste à travers une amnésie auto-entretenue et l'idéologie qui imprègne la conservation des archives historiques, l'histoire orale et les témoignages des survivants des camps libyens, permettent de combler cette lacune historique. La tradition orale constitue une source inestimable d'informations historiques. Grâce à elle, il est désormais possible de déterrer ces récits lacrymaux que les libyens ont soigneusement sauvegardés dans leur langue maternelle, l'arabe. Ces récits sont restés systématiquement cachés pendant si longtemps. Mais, grâce aux témoignages des survivants, l’histoire originale du génocide fait aujourd’hui surface. Elle nous informe également sur la politique de la Libye après son indépendance en 1951, son histoire tumultueuse depuis la monarchie jusqu’à la République puis la Jamahiriya, pour arriver à l’effondrement total de l'État libyen en 2011. Bien que la colonisation italienne de la Libye fût relativement brève (1911-1943), son extrême brutalité a laissé une cicatrice profonde dans la psyché collective et a jeté une ombre sombre sur son histoire d’après indépendance.  Les racines de l’ethos anticolonial et plus encore sous le régime de Kadhafi, remontent à ces formes de la violence coloniale. 

La question de la formation de l'État moderne en Libye est intimement liée à cette expérience coloniale traumatique. Le fait est que, à l'instar d'autres pays ayant connu des expériences coloniales brutales, l'État-nation moderne a été introduit par le canon et n’a pas été la résultante d’une évolution historique locale et organique. Ce legs a sapé de manière fatale la légitimité de l’Etat moderne aux yeux des populations locales, malgré les revendications de progrès et de modernisation promus par les régimes. Les échecs successifs des efforts de la communauté internationale en matière de construction de l'État et, en fin de compte, de consolidation de la paix dans la Libye d'après 2011 peut s'expliquer pour une part par le manque de prise en compte de ce fait historique primordial. S'interroger sur la nature essentielle de l'État-nation et sur l'héritage colonial en Libye, tant au niveau sociétal qu'institutionnel, est une condition sine qua non pour comprendre le présent et les causes structurelles de l'effondrement de l'État après le soulèvement du 7 février 2011. 

Compte tenu du récent séisme politique en Italie et de l’affirmation prononcée des mouvements d’extrême droite en Europe et ailleurs, il est grand temps que la lumière soit jetée sur la domination coloniale en Libye et le génocide oublié, pour contribuer à la réfutation du mythe du fascisme bénin. 

* Docteur en sociologie politique, Younes Abou Ayoube est actuellement chercheur invité au département des sciences politiques de l'Université de New England, Maine aux États-Unis. Il a occupé plusieurs hautes fonctions au sein de l’ONU dans des zones en conflit notamment en Libye.