LE RECOURS AUX TECHNOCRATES, UNE UTOPIE ? Par Gabriel Banon

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L’idée est séduisante pour ceux qui sont au pouvoir et tellement rassurante pour ceux qui veulent les croire : des technocrates, experts sélectionnés, avec les bonnes qualifications, peuvent voir au travers des mystères du monde

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Le nouveau langage de la gauche

Actuellement, on constate un rejet quasi général des élites, quel que soit le pays ou le régime, excepté ceux où le peuple reste inaudible.

Ce n’est pas la première fois d’ailleurs, que les responsables politiques sont décriés, au gré des événements. La crise sanitaire a en effet amplifié le mouvement : elle pose la question du recours aux technocrates.

Alors la question est de savoir si les citoyens peuvent décider de leurs propres affaires et dans quelle mesure des experts peuvent décider pour eux. 

Parfois, ces experts utilisent un langage hermétique pour le citoyen lambda. Cependant, pour beaucoup d’entre eux, le poids des technocrates érudits ne doit pas être sous-estimé. 

Dans les Etats autoritaires, la place des technocrates semble naturelle pour beaucoup. Ces technocrates alors, consciemment ou inconsciemment, contribuent à maintenir le peuple inaudible.

On a toujours associé à la notion d’expert : modélisation, planification et manipulation de la société. Pour le citoyen, l’expert, le technocrate, sait des choses qu’il ignore. Il est capable de révéler « les mystères du monde » et parfois d’en faire bon usage. Avec un nombre suffisant de technocrates, on considère que l’on peut actionner les leviers de la société et obtenir ainsi les résultats que souhaite le peuple, ou plus souvent le pouvoir en place.

Jan Tinbergen, économiste néerlandais et économétricien - célèbre pour avoir été Co récipiendaire du prix Nobel d’économie en 1969 - a peut-être été le premier grand expert de l’État technocratique.

Formé à la physique durant les années vingt, il a plongé dans l’économie en raison d’un fort désir, culturellement socialiste, de changer la société.   Écrivant et travaillant précisément à une époque où les vertus qui l’habitaient étaient de plus en plus valorisées, il a conseillé une multitude d’États sur la meilleure façon de conduire leurs économies.

Tinbergen a tenté de fournir aux dirigeants politiques ce dont ils avaient besoin, dans l’optique de l’organisation de l’économie de manière à ce qu’elle soit guidée et pilotée par le scientifique érudit.

Très près de nous, dans le modèle technocratique, mis en pièces depuis, qui a convaincu le Premier ministre britannique Boris Johnson et ses conseillers de confiner en mars 2020, la précision ou le réalisme ne pèsent pas beaucoup dans la vision de ces technocrates, capables d’obtenir des résultats dans un système qu’ils pensent maîtriser.

L’idée est séduisante pour ceux qui sont au pouvoir et tellement rassurante pour ceux qui veulent les croire : des technocrates, experts sélectionnés, avec les bonnes qualifications, peuvent voir au travers des mystères du monde et, avec l’aide du pouvoir de l’État, le maîtriser et le stabiliser.

La principale responsabilité de l’État est de stabiliser et de guider l’économie dans la direction socialement souhaitée.

On peut dire que Tinbergen a voulu montrer aux politiciens comment ils peuvent réaliser ce qu’ils espèrent accomplir, et montrer aux scientifiques comment leur savoir peut être mis en œuvre. C’est l’exemple type du technocrate, irresponsable mais agissant.

Aujourd’hui, une grande part de l’aura des technocrates, tout comme l’admiration que leur vouait le peuple, s’évanouit peu à peu, devant les fractures de la société. Celles-ci apparaissent de plus en plus clairement.

Le premier enseignement de cette nouvelle guerre contre les technocrates, a probablement été le Brexit, rapidement suivi par l’élection de Trump à la présidence américaine. Un expert après l’autre, des économistes du Trésor du Royaume-Uni, des commentateurs économiques aux États-Unis, des laboratoires d’idées, des comités éditoriaux de grands journaux, les experts de la Banque d’Angleterre et d’autres, en diplomatie et en législation internationale, ont conseillé ou plutôt pressé les britanniques de ne pas quitter l’Union européenne et le public américain de ne pas élire un pompeux magnat de l’immobilier.

Avec des marges parfois étroites, les électeurs ont cependant choisi de ne pas suivre l’avis des experts.

C’est au XXe siècle, après deux guerres mondiales, que l’État est apparu comme la principale institution de la société ; des décennies d’économie lourdement planifiée ont suivi. Au cœur de cette violente transformation des affaires du monde, se trouvent toujours les experts : des technocrates, des scientifiques et des érudits, se jugeant compétents, avec des capacités pour améliorer nos vies.

Depuis longtemps, le technocrate, compétent et motivé - genre Jan Tinberger - a été introduit en politique. Va-t-il y rester encore longtemps est une autre question. Car, au fil des échecs et des remises en cause, il faut conclure ceci : la gouvernance est l’affaire des politiques et non une arène d’experts…