Lecture et Relecture au temps du corona : XII - ''Hélas’’ d’après Océan - mer

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Le Radeau de la Méduse, œuvre de Géricault et création majeure dans la peinture française du XIXe siècle.

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Un proverbe populaire assure que ''ne disent la vérité que l’enfant et le fou''. Parce que la vérité qui n’est pas souvent belle à voir, fait, par définition, mal. Attention cependant, on n’est loin de l’hypocrisie sociale faite courtoisie. Mais au cœur de l’abîme humain. Dans cette chronique qui a pour titre l’interjection d’un incommensurable regret, Abdejlil Lahjomri nous dit dans son style propre que c’est à bord du « Titanic » coulant que l’homme rencontre sa propre vérité et que la vie y prend ou perd son sens. Au moment où l’homme qui a cru avoir triomphé de la nature et dompté ses éléments, affronte un infiniment petit virus qui l’installe inconfortablement dans la vérité de son impuissance, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume part du récit sans concession d’un naufrage d’Alessandro Baricco pour nous signifier que même si « la vérité ne se révèle finalement que dans l’horreur », il y a toujours possibilité de ne pas avoir un jour à dire Hélas !  

L’univers d’Alessandro Baricco est étrange, et bien étrange son écriture.  Cette étrangeté, déjà rencontrée dans « Soie », un de ses chefs d’œuvre, s’affirme et se confirme dans « Océan-mer ».  Univers dense, écriture incisive, mais légère et pure et juste, comme le seraient les mots qui diraient la vie. 

Car la morale de cette histoire – qui est l’histoire de ce naufrage fameux que le peintre Géricault a immortalisé dans « Le radeau de la Méduse » - est simple comme sont simples toutes les « leçons » que l’on peut tirer des destins qui se croisent dans ’’la pension Almayer’’, au bord de l’immensité de la mer.

Cette morale est que ‘’tout’’ peut être « sauvé », parce que ‘’ce tout ‘’ peut être « exprimé », peut être « dit ». La vie perdure, en un souvenir, parce qu’elle est « dite ».  L’horreur de ce naufrage, ces destins brisés sont « immortels » parce qu’un jour ils ont été peints, et parce qu’aujourd’hui ils sont « dits » par l’étrange réalisme de ce roman.

Le personnage le plus mystérieux de ce roman, celui qui occupe dans la pension, la septième chambre, que personne n’a vu, ne verra, qui est probablement l’écrivain lui-même, affirme que l’immensité de la mer peut se dire en un mot, que ce mot reste pour l’instant inconnu. Toutefois l’allégorie de ’’l’océan-mer’’ signifie bien ‘’l’océan-vie‘‘ et que c’est la vie qui peut être dite en un mot ; ce mot que nous cherchons tous inlassablement, hésitant à choisir, à l’instar de ce personnage du récit, qui, en cherchant la femme de sa vie, rencontre deux sœurs jumelles, hésite à choisir entre elles et finit par les perdre toutes les deux.

A hésiter entre les mots pour dire la vie, pour dire sa vie, on finit par ne pas l’exprimer, et donc par ne pas la vivre. 

Au commencement, il y a le récit du naufrage de la « Méduse », avec le déchaînement de la mer, et des passions. Puis, la violence de l’homme, vérité première, sa folie, mais aussi sa douceur, son intelligence dans le bien et le mal, sa férocité et la pitié qui dans ce radeau enveloppe aussi bien le bourreau que la victime. 

Tout part de ce naufrage et revient à ce naufrage, puisque c’est dans ce radeau perdu dans l’océan-mer que s’impose à l’un des héros de cette tragédie le sens de toute l’histoire, le sens de ce naufrage.

« Le sens de tout ça, c’est que la vérité ne se révèle finalement que dans l’horreur et qu’il nous a fallu pour l’atteindre passer par cet enfer, qu’il ait fallu pour la voir nous détruire les uns et les autres, pour la posséder nous transformer en bêtes féroces, pour la débusquer, être brisés par la douleur… quelle vérité est-ce donc là qui pue le cadavre, qui vit dans le sang, qui se nourrit de la douleur et croît là où l’homme s’humilie, triomphe là où l’homme pourrit ? ».

La vérité, diluée qu’elle est dans le ronronnement de la vie quotidienne, ne surgit que dans les situations extrêmes, et y a-t-il situation plus extrême qu’un naufrage, qu’il soit dans l’océan, ou dans la vie d’un homme, ou de tous les hommes, d’un être ou d’un pays  

C’est dans ces moments d’extrême fragilité où la vie ne tient, qu’à un mot, qu’est finalement découverte la vérité de l’autre, dans sa nudité, comme est nue l’œuvre de ce peintre qui dans ce récit ne peint que des toiles blanches, irrémédiablement blanches. Et la découverte de cette vérité nous laisse « inconsolables ».

« J’ai vu la vérité faire son nid, méticuleuse et parfaite et ce que j’ai vu, c’est un oiseau, magnifique dans son vol et féroce. Un homme qui a vu cette vérité, est un homme irrémédiablement inconsolable ». 

« C’est ça, ce que m’a enseigné la vérité de la mer.  Que celui qui a vu la vérité en restera à jamais inconsolable ». 

Inconsolable d’avoir vu le capitaine déserter le navire.

Inconsolable d’avoir vu le médecin ignorer le malade 

Inconsolable d’avoir vu le frère noyer le frère.

Inconsolable d’avoir vu l’époux trahir la fidèle épouse.

Inconsolable d’avoir vu l’épouse abandonner le fidèle époux. 

Inconsolable d’avoir vu les mères éventrées, les hommes gazés 

Inconsolable d’avoir vu se dérouler un siècle d’horreurs et de malheurs.

Inconsolable d’avoir, enfin, vu l’amour de l’homme être le salut de l’homme, le sacrifice d’un homme sauver tous les hommes.

« Dussé-je encore vivre mille ans, qu’amour serait à jamais le nom du poids si léger de Thérèse entre mes bras, avant qu’elle ne glisse au milieu des vagues.  Et destin serait le nom de cet océan-mer infini et superbe ».

‘‘La pension Almayer’’ est le lieu à la frontière de l’indicible où le naufrage trouve son dénouement, où le récit naît et meurt et vole en éclats.

La septième chambre est dans cette pension le lieu de l’élaboration du récit et du salut.  Sept chambres comme sept jours, comme sept destins. Au début fut le verbe, puisque salvateur est le langage, et le discours, et ce mot pour l’instant encore introuvable qui aurait pu réconcilier l’homme avec le monde ou avec lui-même. 

Cette pension est un « endroit étrange » où « la réalité se transforme en mémoire » ; où tout se transforme en souvenir.  Et qu’est-ce que dire la vie, sinon égrener des souvenirs un soir, l’ultime soir… 

Égrener des souvenirs, égrener des mots comme un chapelet de prières….

Parmi les mots, qui pourraient être choisis pour dire la vie, un personnage du roman suggère : « Hélas ». 

Ce faisant, il n’est pas très loin de la vérité.  Puisque la vie est jalonnée de regrets, « Hélas » est peut-être le mot qui souvent se retrouve sur les lèvres de tout un chacun à l’heure du souvenir, un soir, l’ultime soir…

Chercher inlassablement un autre mot pour dire la vie, est peut-être la seule manière de la vivre, sans trop se faire de mal, ni faire souffrir l’autre, la seule manière de n’avoir pas un jour à se dire, et à dire aux autres : « Hélas ! ». 

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