chroniques
LEILA ALAOUI MADE IN INDIA - PAR MUSTAPHA SAHA
L’écrivaine et artiste Elisabeth Bouillot devant l’un des portraits des indiennes fixées pour la postérité par l’artiste photographe Leila Alaoui,. Grièvement blessée par balles à la terrasse du Cappuccino le 15 janvier 2016 lors des attentats de Ouagadougou, au Burkina Faso, où elle réalisait un reportage pour Amnesty International, elle meurt trois jours plus tard
Paris. Quartier du Marais. Jeudi, 7 mars 2024. La Galeria Continua expose une série d’œuvres inédites de Leila Alaoui. L’artiste, en résidence à Chennai, ancienne Madras, en Inde, témoigne de la condition ouvrière dans les usines de textile. Elle installe durant l’été 2014 un studio mobile avec projecteurs, déflecteurs, toile de fond noire Le cadre se décontextualise. Les trois cents travailleuses, revêtues de saris magnifiques, défilent devant son objectif. Aucune sélection préalable. Se nouent spontanément des liens d’empathie. Chaque séance est un moment d’amitié.
Les gestes, les postures, les allures se ritualisent. Des silhouettes fines, droites, impassibles. Des peaux hâlées par le soleil et le vent. Des regards profonds. Un immense panneau décline trente gros plans de mains, des mains indélébilement marquées par le dur labeur, striées de cicatrices, rugueuses, noueuses. Des mains parfois effilées de jeunes filles. Des mains quelquefois veineuses, trahissant un âge avancé. Des mains nues découvrant leur innocence. La communauté féminine d’une obscure région tamoule acquiert, par la magie de l’art, une impressionnante visibilité.
En cette année 2014 où Leila Alaoui réalise son reportage photographique, une étude du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (SOMO) et du Comité néerlandais pour l’Inde (ICN) souligne les conditions inhumaines de travail dans les filatures du Tamil Nadu. Des employées de tous âges travaillent six jours par semaine, du matin au soir, pour des salaires dérisoires. Les femmes sont incitées à quitter leur village par des promesses alléchantes. Elles se retrouvent esclavagisées. Les cadences infernales ne laissent aucun répit. Beaucoup des travailleuses sont hébergées dans des résidences misérables appartenant aux entreprises. Les gérants et les superviseurs, exclusivement des hommes, intimident, menacent, apeurent, profèrent des insultes et des injures. Les contrôles systématiques, les pressions permanentes, les chantages au licenciement au moindre retard entraînent une lourde pathologie professionnelle, maladies respiratoires, affections vésicales et rénales, problèmes cardiaques, lombalgies, fatigues chroniques, crises d’angoisse, dépressions.
Les usines d’habillement sous-traitent au profit des marques occidentales. La mondialisation est synonyme de délocalisation. Les enseignes de confection ne se soucient guère du fonctionnement interne de leurs fournisseurs, des violations des droits humains. Les carences de sécurité sont partout criantes. Les drames se succèdent. Les fabriques sont des cimetières de la mode jetable, du surconsumérisme effréné. Les vêtements et les chaussures usagés s’évacuent dans les pays du sud. Les marques d’ultra fast fashion rabaissent sans limites les petits prix. Les produits bon marché s’acculement dans des décharges monstrueuses. Selon le rapport 2020 de Climate Chance, l’industrie du textile est responsable d’un tiers des rejets de microplastiques dans l‘océan.
L’exposition est aussi une invitation à découvrir la culture tamoule. Les grands formats de Leila Alaoui suggèrent les architectures domestiques où certaines ouvrières évoluent au quotidien, les vérandas sur la rue avec des tuiles sur poteaux de bois, les cours intérieures, les arrière-cours, les thalvarams surnommés « les rues qui parlent ». Les façades offrent des extensions publiques, des passages toiturés au service des piétons, des bancs maçonnés pour les visiteurs et les pèlerins. La rue s’homogénéise avec juxtaposition d’appentis, de corniches, de pilastres, de colonnes ornées, de parapets sculptés. Une atmosphère retrouvée dans la scénographie de l’exposition, salles désenclavées, vétustés esthétiquement exploitées.
Les Tamouls, vivant majoritairement dans l’Etat du Tamil Nadu, principalement des indous, comptent également des minorités chrétiennes et musulmanes. Une culture millénaire, diversitaire. Une langue ancienne, riche d’un formidable patrimoine littéraire. Une musique antique, dite carnatique, codifiée quatre siècles avant l’ère chrétienne, essentiellement basée sur l’improvisation. Les architectures dravidiennes, les temples rocheux, les grottes sacrées, les stupas, les mosquées, les palais, les bas-reliefs, les arches monumentales, toranas. La vallée de l’Indus est la plus immémoriale des civilisations urbaines, avec la Mésopotamie et l’Egypte pharaonique. Les styles accompagnent l’évolution du bouddhisme. Révolution iconographique il y a deux mille ans, le Bouddha est représenté, pour la première fois au Gandhara, sous forme humaine. Les techniques de construction se perfectionnent avec les royaumes hindouistes du sud à partir du huitième siècle. Les temples en pierre se substituent aux édifices excavés. Plus tard, les architectures indo-musulmanes et mogholes.
Les dynasties tamoules antiques, protectrices des lettres et des arts, archivistes, édificatrices d’architectures somptueuses, entretiennent des relations diplomatiques avec Athènes et Rome. Une relation grecque anonyme du premier siècle, Periplus Maris Erytraei, Le Périple de la mer Erythrée, énumère les exportations indiennes, poivre, cannelle, nard, perles, ivoire, soie, diamants, saphirs, écaille de tortue. Au sixième siècle, les Pallava érigent le premier empire. La construction de vastes temples, fastueusement décorés, s’accélère. Des sages tamouls fondent le mouvement bhakti, composante essentielle de l’indouisme, préconisant l’amour pur et l’oubli de soi. Cinq voies balisent sa pratique, le jnâna yoga, yoga de la connaissance, le karma yoga, voie de l’action consacrée, le raja yoga, exercices physiques et spirituels, le tantra yoga, rites magiques et la discipline personnelle. Les Chola renversent les Pallava au neuvième siècle. Les invasions musulmanes prennent la relève à partir du quinzième siècle. Deux siècles plus tard, les puissances européennes établissent des colonies. Français, britanniques, portugais, néerlandais introduisent des styles européens, des dômes gothiques, des tours d’horloge victoriens. New Delhi s’enorgueillit de ses monuments Art déco. La Grande-Bretagne domine tout le sous-continent jusqu’à l’indépendance de 1947.
L’art tamoul est surtout un art religieux. La peinture de Tanjore apparaît au neuvième siècle. Le support est une pièce d’étoffe recouverte d’oxyde de zinc. L’image est polychrome. Elle peut être ornée de pierres semi-précieuses, brodée de fils d’or et d’argent. Le style d’origine est repris avec des techniques adaptées dans les fresques religieuses. Les sculptures de pierre et les icônes de bronze, de l’époque Chola notamment, sont des contributions majeures au patrimoine de l’humanité. Cet art se caractérise par des lignes douces et fluides, des détails traités avec une infinie minutie. Ni préoccupation d’exactitude ni souci de réalisme dans l’éxécution des portraits. Un art archétypal.
Flotte dans l’air de l’exposition une empreinte d’indigo, couleur apaisante, relaxante, envoûtante. Chromatique de la méditation, de l’intuition, de l’inspiration, de la création, de la conscience profonde. La haute résolution accentue l’effet hypnotique. L’indigo, pigment végétal issu des feuilles et des tiges de l’indigotier, était, dans les temps anciens, un produit de luxe. Les grecs et les romains l’appelaient l’or bleu. L’indigo, réintroduit dans les pays occidentaux au quinzième siècle par des marchands arabes, est prisé par les hippies pacificistes et la contre-culture californienne. Il imprègne de sa légende jusqu’aux Bleu jeans. Nous baignons toute l’après-midi dans un espace hors-temps, une ambiance hiératique peuplée de déesses.
Octobre 2014. Je fais la connaissance de Leila Alaoui à l’occasion de l’événement Le Maroc contemporain à l’Institut du Monde Arabe où nous sommes tous les deux exposants. Je présente des peintures sur toile, des portraits de figures de proue de la littérature marocaine, Driss Chraïbi, Edmond Amran El Maleh, Mohamed Leftah. Leila Alaoui montre Cossings, Traversées, une installation vidéo immersive, en triptyque, sur des migrants subsahariens clandestins, plongés dans un environnement hostile, collectivement traumatisés. Le pseudo-paradis européen se révèle une utopie problématique. Elle évite judicieusement la corde sensible. Portraits statiques, paysages abstraits, voix-off. La démarche anthropologique rejoint mon travail sociologique en recherche-action. Nous avons quelques conversations philosophiques. Elle me pose des questions sur Mai 68, sur le cinéma de Jean Rouch, sur la théorie rhizomique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, sur des événements historiques qu’elle aurait voulu avoir vécus, sur des intellectuels qu’elle aurait voulu avoir connus. Elle me paraît assurer une relève crédible. Elle élabore des méthodologies originales, des techniques novatrices. Elle me tient informé de ses projets artistiques, toujours motivés par des raisons solidaires. J’apprécie sa soif intellectuelle, son énergie créative. Je lui consacre une chronique, après sa disparition tragique en juin 2016, intitulée Leila Alaoui ou l’ombre de l’absente. Dans l’édifice prestigieux de la Maison Européenne de la photographie de Paris, une photographie en noir et blanc de Leila Alaoui en guise d’hommage. Terrible contraste avec le rayonnement de son sourire. Remonte des tréfonds de l’être l’insurmontable sentiment d’impuissance. Que dire face à la perte irremplaçable d’un joyau de la terre ?
Mustapha Saha
Sociologue, artiste peintre.