Goncourt : Kamel Daoud exhume la ''Décennie noire'' - Par Samir Belahsen

5437685854_d630fceaff_b-

Elle s'adresse au fœtus dans sa langue intérieure pour la convaincre qu'il n'y a aucun sens à naitre, à venir au monde, et qu'elle doit retourner au Paradis ou les « houris jacassent ».

1
Partager :

« Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants. »

Jean d’Ormesson 1925-2017

“Certains livres ressemblent à la cuisine italienne : ils bourrent, mais ne remplissent pas.”

Edmond et Jules de Goncourt

Un peu dans l’air du temps, Kamel Daoud vient de recevoir le Prix Goncourt pour son dernier roman, Houris. Une consécration de la liberté de penser, contre l’oubli imposé et l’histoire occultée de la décennie noire.

Un long monologue lyrique, choquant, fort, féministe et                  politiquement dans l’air du temps parisien par l'auteur de « Meursault, une contre-enquête », qui est débité par une jeune femme algérienne qui s’adresse à son fœtus (femelle) pour raconter son histoire et justifier sa décision de donner fin à la vie du fœtus.

Aube : Fajr

« Mon prénom est une trouvaille de ma mère dans l’ambulance qui hurlait le 1er janvier de l’année 2000 sur la route entre une petite ville à l’est qui s’appelle Relizane et Oran. Elle me le donna, alors que je saignais comme un bélier sacrifié, comme si elle voulait par ce premier acte contrer la mort. » 

C’est Aube. Une lueur lumineuse dans une nuit sombre.  

A l'âge de cinq ans, le 31 décembre 1999, elle a subi l'horrible massacre qui a tué 1 001 personnes. Elle a échappé à la mort, contrairement à tous les membres de sa famille. Ainsi elle a une nouvelle vie, une nouvelle date de naissance, le premier janvier 2000 et les cordes vocales lacérées suite à la tentative d’égorgement.

Deux langues

Elle a perdu sa voix, et sa capacité de parler, elle respire par un trou dans son cou. Mais elle n’est pas sans voix. Dorénavant, elle parle même deux langues : L'une intérieure et intime, comme la nuit, l'autre extérieure comme un croissant. 

Elle s'adresse au fœtus dans sa langue intérieure pour la convaincre qu'il n'y a aucun sens à naitre, à venir au monde, et qu'elle doit retourner au Paradis ou les « houris jacassent ».

« Je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir. »

« Ma petite Houri, que viendrais-tu faire avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes, ou seulement la nuit ? Je te raconterai tout ce que je peux mais, à un moment, il faudra bien s’arrêter. Je suis un livre dont la fin est la tienne. »

Elle hésite, lui parle beaucoup pour retarder cette fin.

« Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. »

Dans son autre langue, extérieure, elle adresse aux autres, des marmonnements, des bégaiements mais aussi des cris. 

Les autres hésitent à parler quand elle parle, n’arrivent pas à trouver leurs mots, ils se réfugient dans ses yeux lunaires et dans son large « sourire » qui relie son oreille droite à son oreille gauche. De veine en veine.

Fajr, Aube est plus qu’un témoin, une preuve irréfutable de tout ce que ses compatriotes ont vécu pendant cette décennie noire, car l'histoire de cette guerre féroce est gravée d'un couteau sur sa peau, sur son sourire.

La fameuse Loi de la Miséricorde 

Le long du roman, Aube est coincée entre vouloir tuer une nymphe, un fœtus et sa volonté de lui parler sans fin. 

L’héroïne, nous explique la « Loi de la Miséricorde » promulguée en Algérie en 1995 qui a fourni à des milliers de terroristes armés une excuse de descendre des montagnes « pour se laver les mains de tous leurs crimes sanglants ». 

Le 29 septembre 2005, on a organisé un referendum pour gracier les tueurs restants, c’était la « réconciliation nationale », « le jour où les tueurs se sont réconciliés avec les tueurs », selon l’expression de Khadija la mère de Fajr. Il y a eu enfin, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui impose l’amnésie.

Kamel Daoud a choisi de mettre en exergue l'article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale pour dénoncer l'omerta qui entoure la décennie noire en Algérie. Cet article pénalise toute tentative d'utiliser les blessures de cette période pour critiquer les institutions algériennes, renforçant ainsi le silence imposé sur ces événements tragiques. En citant cette loi, Daoud explique les dangers de la répression de la mémoire et appelle à une prise de conscience collective face à ces traumatismes non résolus.

Ainsi, pourrait-on affirmer que la cicatrice au cou d'Aube symbolise à la fois son traumatisme personnel et la répression collective imposée par la Charte, traumatisme national. 

Résultat d'une tentative de meurtre lors de la décennie noire, la cicatrice représente aussi les blessures invisibles que subissent ceux qui ont vécu cette période. 

Daoud critique le silence et l'amnésie que l'État impose, encore et toujours, sur ces événements tragiques, soulignant ainsi l'importance de la mémoire et de la voix des victimes dans un contexte de censure.

Kamal Daoud nous plonge longuement dans l'enfer d'une guerre violente, barbare, il insiste longuement, il répète longuement…

Il critique, sans modération, la culture arabo-islamique dans son ensemble, au-delà des seuls extrémistes islamistes. S’il dénonce les effets néfastes de l'islamisme sur la société, il s'attaque également à toute une culture qui, selon lui, étouffe la liberté d'expression et empêche l'épanouissement culturel. Il affirme que cette culture véhicule des valeurs qui nuisent à la condition des femmes et à la pluralité des pensées. 

Pour certaines langues, sans ça, il n’aurait pas eu le Goncourt.

Contrairement à ceux qui célèbrent la consécration de Kamal Daoud, il y a des plumes qui critiquent vivement sa ligne idéologique exprimée dans ses écrits. On l’accuse d’auto flagellation pour plaire aux maisons d’édition occidentales. D’autres vont plus loin et l’accusent d’allégeance à la France et au sionisme. Des figures comme Nassira Belloula remettent en question la valeur littéraire de son œuvre, la considérant plus politique qu'esthétique. 

Rachid Boudjedra l’avait inclus dans sa fameuse liste des traîtres à l'histoire du pays où figuraient entre autres : Boualem Sansal, Ali Boumendjel, Slimane Bachi et Yasmina Khadra.

lire aussi