L’Ailleurs de nos peintres de Abdejlil Lahjomri : Le destin fabuleux de Ahmed Yacoubi, artiste ''funambule’’

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Chat en colère d’Ahmed Yacoubi (1928 – 1985)

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L’Ailleurs de nos peintres : ''un ‘'ailleurs'’, [est] l’effort de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérité en s’identifiant au monde tout entier''.

Artiste, il le fut sans conteste. Conteur, auteur (quoique analphabète ‘’cultivé’’) ,  acteur, surtout peintre . Mais peintre ‘funambule’ comme si ‘son ailleurs’ était de maintenir, en équilibre, le dérèglement du sens éthique et le flamboiement des élans esthétiques, sur un fil tenu qui sépare l’obscurité de la lumière. Latifa Serghini dans ‘’ Life Before Thinking. Sur les pas du peintre Ahmed Yacoubi ‘’ a eu raison d’affirmer que si elle s’était engagée dans cette périlleuse tentative de ‘’comprendre l’origine de la légende sulfureuse qui a accompagné le personnage‘’ c’est pour n’être ‘’ ni à charge, ni à décharge’’. Le portrait que fait de cet artiste ‘’fantasque’’ Mona Thomas dans son essai ‘’Tanger 54‘’ est injustement ‘’à charge’’. Mohamed Tazi dans sa critique de cet ouvrage dans   ‘’Tanger 54, une autre approche‘’ est une plaidoirie ‘’à décharge’’, en faveur d’un peintre déroutant et déconcertant. Dans le troisième numéro de la revue Afaq (1963), Mohamed Bennani qui relate sa rencontre avec l’artiste lors de l’exposition organisée à la galerie ‘’La Mamounia’’, titre son article en arabe, ‘’Ahmed Yacoubi, un visage de notre renaissance’’. Article convaincant, bien que certains refuseraient à Ahmed Yacoubi cette appellation élogieuse, tant sa personnalité était trouble. Ils argumenteraient une vie d’errances dans des ‘’paradis artificiels’’ que recherchaient avec gourmandise des générations d’artistes de renom, (dont celle appelée Beat génération) et une peuplade de moindre envergure qui, à la marge, vivait une vie agitée, consommant ‘’des fruits défendus’’ par une administration myope et tolérante. Ils lui reprocheraient cette fascination à laquelle il a succombé et qui l’a éloigné de l’univers âpre et sombre    de Mohamed Choukri du ‘’Pain Nu’’, qui fut son ami. Ils lui reprocheraient aussi le faste, l’insouciance des amitiés électives mais condamnables. Il est vrai que dans la Tanger de ce temps, deux univers se côtoyaient, celui que j’avais qualifié de ‘’Maroc de l’oubli’’, et le Maroc de ceux qui y vivaient colonisés et souffrants. 

Les contempteurs de Ahmed Yacoubi lui reprocheraient surtout d’avoir adopté le premier, celui que Alexandre Dumas décrivait comme la contrée ‘’des enchantements et des prodiges où pousse sur les rivages le lotus’’, ce fruit si doux qu’il faisait perdre aux étrangers qui le mangeaient le souvenir de la terre natale ‘’.  ‘’Lotus ‘’, charge sensuelle, érotique d’un côté. Oppression, humiliation, injustice de l’autre. Des étrangers comme P. Bowles, ou F. Bacon en effet ‘’oubliaient’’ leur terre natale et imaginaient leurs œuvres. Ahmed Yacoubi, restera longtemps ‘’peu connu’’ dans son pays parce qu’on ne lui pardonnera que bien plus tard,   une fois décédé, d’avoir oublié, trop longtemps, la sienne.

Hassan Bourkia, dans le deuxième numéro de la revue de courte vie ZON’ART , tout en relatant quelques incidents qui illustreraient l’incompréhension des siens , lors d’une exposition privée organisée à Casablanca, le décrit comme un créateur qui refuse l’emprisonnement dans un espace clos,  artistique ou affectif et conclut ainsi : ‘’L’influence de A. Yacoubi suscitera en nous des interrogations esthétiques que nous oublierons assez vite, mais fera surgir des préoccupations éloignées de l’espace artistique pour investir le domaine des valeurs, de l’existentiel et de l’anthropologique. Et cela est suffisant pour que la vie et l’œuvre de Yacoubi soient, au fond, et en vérité, décisives dans notre univers d’artistes et de critiques‘’. Décisives, parce que sa vie était plus riche et plus complexe que ne le laissaient prévoir ses errances et parce que son œuvre, bien qu’inclassable, fut déterminante dans l’irruption du Maroc dans le monde des arts. Et dans l’affirmation irréversible de la modernité de sa peinture pour laquelle militeront plus tard les regrettés Mohammed Melehi , Farid Belkahia et tant d’autres .

Au commencement fut la rencontre avec Paul Bowles et son épouse Jane qui, très vite, deviendra jalouse de la relation affectueusement ambiguë qui va lier l’adulte à l’adolescent. Latifa Serghini, avec justesse, dira, concernant cette relation : ‘’ La précarité des sources d’information [peut] conduire à toutes sortes de dérives et de clichés, tels ceux qui lient son homosexualité et sa relation avec Paul Bowles, à sa réussite, là où celle-ci fut le fruit d’un véritable parcours d’artiste‘’. Jamal Boushaba, dans une tentative de défense légitime, dissociera la vie de l’homme de son œuvre comme il dissociera les dérives de Raphael ou de Lord Byron des leurs. Il aura raison. Il faudra cependant dépasser les incohérences de ’’l’exil tumultueux‘’ dans son propre pays auprès des ‘’expatriés’’, pour entrevoir la source de cette réussite, et les raisons de ses affres et débordements moraux et comprendre ce qu’il y avait d’énigmatique et de flottant dans la destinée de ce peintre. Voilà ce qu’il confessa à Mohammed Bennani qui l’interrogeait sur le secret de l’inspiration profonde de son art : ‘’Tout ce que je peins trouve sa source dans le souvenir de quelque chose que j’avais perdu, ‘’Mon enfance’’. ‘’Une enfance sereine‘’. Mais ce qui allait essentiellement me faire mal, c’est le sentiment de solitude et la dureté de l’univers qui m’entourait. J’ai perdu mon père, très jeune. Ma grand-mère m’a élevé. Toutefois, de par ma nature, j’étais rebelle, refusais la soumission à toute autorité, ce qui m’attirait ennuis, désagréments et aurait pu faire de mon existence un enfer. Malgré cela, je fus heureux et me sens aujourd’hui redevable à ces jours rayonnants et resplendissants pour tout ce que j’ai réalisé.’’ Le critique en tire la conclusion suivante : ‘’Son art est une recherche assoiffée du temps perdu de l’enfance ‘’. Là est la fêlure où se situent la tourmente, et les tempêtes qui jalonneront sa vie.  

Il exposera dans les plus grandes capitales du monde et ses tableaux figureront dans les collections privées et les musées les plus prestigieux. Le MoMA de New - York, ou le Musée d’Art moderne de Paris pour ne citer que ceux- la. 

Comment situer son œuvre ? Je l’ai dite ‘’inclassable’’. ‘Spontanée’’ ? Jean Dubuffet en doutait, ce qui enrageait A. Yacoubi. ‘’Surréaliste’’ ?, il y a de cela, sans aucun doute. Sa thématique puise, toutefois, dans un univers mystique, mais une mystique non joyeuse, sombre.  Les couleurs sont rares et quand elles existent,   tristes, pesantes.

Quand à vingt ans il tenta de convaincre une propriétaire d’une galerie américaine, il évoqua les contes de son enfance les plus lugubres, comme ceux qui concernent le mythe de Aicha Kandisha, mi - femme, mi - diablesse, belle à en mourir (dans cette légende beaucoup d’homme ensorcelés en mouraient). Un peu la Lorelei du coté de chez nous. Il était sans aucun doute religieux et croyait en l’inspiration de l’artiste comme un don de Dieu. 

Dans une étude intitulée ‘’Notes sur une écriture du mystère‘’ de Nadia Naami, tirée d’un essai sur ‘’La lettre et l’mage. Enquêtes inter -culturelles sur les territoires du visible‘’, la critique justifie par une analyse pertinente les dimensions ‘’spontanéistes ’ et ‘’surréalistes‘’ des œuvres de cet artiste désarmant. Elle écrit : ‘’Elles sont la reproduction instantanée du mouvement qui devient d’autant plus féconde sous l’effet de stupéfiants […] L’artiste se laissant prendre [...] révèle sa subjectivité […] dans une sorte d’enfance de l’écriture. Cette enfance prend naissance dans la ligne somnambule qui représente une des formes les plus primitives de l’activité picturale […]’’ ‘’Son œuvre se décline selon une tension dynamique qui est […] reconnaissable dans les contorsions de ses dessins et les paysages inquiétants de ses peintures. Cette structure matricielle […] relève du rêve et plus particulièrement du cauchemar ‘’.

Tant que Ahmed Yacoubi restera marginalisé dans le paysage culturel de son pays, comme si un voile pudique et puritain de discrédit continuait à être jeté injustement sur sa vie et son œuvre, notre appréhension de la passionnante histoire de la peinture chez nous, demeurera orpheline d’un des initiateurs les plus surprenants d’une puissante aventure artistique.

A quand une rétrospective ’’raisonnée‘’ qui éclaircirait, une fois pour toute, l’énigme d’une vie et d’une œuvre singulières et fulgurantes ?

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