L’Ailleurs des souffrances émerveillées de Abbas Saladi (4ème partie)

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Saladi, un univers onirique et allégorique qui a horreur du vide…

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Dans cette quatrième chronique consacrée au peintre Abbas Saladi, Abdejlil Lahjomri poursuit son aventure saladienne aux cotés, à titres posthume, de l’artiste, définitivement intégré dans son univers surpeuplé de signes, de dessins, de citations et de personnages les uns plus étranges que les autres. D’abord hésitant, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a fini par dompter le personnage, ses contours et ses sinuosités. Et au bout de cette quatrième chronique de sa quête-enquête, il apparait désormais comme l’un des meilleurs, et ils sont rares, connaisseurs de l’âme de Saladi telle qu’elle se transpose dans ses toiles, lui qui saisit l’occasion pour s’interroge sur l’existence, ou plutôt l’inexistence chez nous d’une expertise « scientifique » des œuvres de nos peintres. Dans son travail sur Saladi, il sait qu’il n’est pas au bout de ses peines, mais refuse une catégorisation paresseuse du peintre sans autre forme de lecture. Esprit objectif, A. Lahjomri n’est pas perméable au surnaturel et à ses explications qui font l’économie de l’analyse rationnelle. Réticent donc, il n’en demeure pas moins ouvert et il est tenté de se laisser convaincre que Abbas Saladi est peut-être un peintre médiumnique. Plus par malice que par conviction, cette fausse acceptation d’un Saladi habité par un être métaphysique n’étant pour lui, tout bien réfléchi, que la voie élégante de démontrer ce que la piste médiumnique à d’intenable. A. Lhajomri qui bifurque par un Augustin Lesage et un Luis Gasparetto, nous donnant l’occasion d’aller découvrir ces deux phénomènes de la “peinture automatique”, reste sur ses positions : Saladi, inclassable, était un peu artiste médiumnique, un peu peintre spirite, mais était authentiquement Saladi. Point à la ligne.    

IV

Dans sa thèse consacrée à « Création, Folie et Mysticisme ». L. Belhaj réserve un chapitre à Abbas Saladi où elle essaie de nous convaincre qu’il était un peintre médiumnique. Elle y parvient pour une grande part parce que son analyse est rigoureuse, argumentée, riche en références bibliographiques et surtout parce qu’elle l’avait connu, s’était entretenue avec lui, qu’il s’était confié à elle quelques mois avant son décès, solitaire, oublié et délaissé. Le récit qu’elle en fait est poignant, tragique, désespérant tant l’indifférence fut sa compagne, les derniers jours de son existence sur cette terre qui ne lui fut pas clémente. Elle a de plus milité pour qu’une de ses toiles puisse figurer dans le musée de Lausanne créé par Jean Dubuffet, dédié à « l’art brut », « l’art naïf » et « médiumnique », encouragée en cela par son directeur de thèse le Professeur Gilbert Lascaut qui lui affirma à propos de Saladi que « ce dernier avait une production digne d’être classée dans ce registre » mais a échoué.  Les responsables de ce musée n’avaient même pas daigné répondre à son courrier. Un lecteur avait proposé l’édification d’un musée Saladi dans une des villes de notre pays, mais il y a tellement de faux de nos jours qui circulent comme une insulte à son génie, que ce serait impossible de trier le vrai du faux, les experts connaissant réellement son œuvre sont rares, voire inexistants.  Y-a-t-il d’ailleurs chez nous une expertise « scientifique » des œuvres de nos peintres, pour nous prémunir contre les arnaques, les contrefaçons et nous éviter les procès en justice ? J’ose espérer une réponse positive à cette interrogation.  Mais, j’en doute, persuadé que nulle part il n’y a de formation dans ce domaine si sensible et si vital pour la survie de notre patrimoine plastique, actuellement en pleine effervescence et dont l’histoire est fulgurante et magnifique. 

S’il est vrai que l’acte de peindre de Saladi rappelle étrangement le processus de création des peintres médiumniques, il n’en reste pas moins qu’il ne peut leur être assimilé. On trouve chez lui comme chez eux, des réminiscences artistiques égyptiennes, comme ces personnages représentés de profil, ou nus, vêtus uniquement d’un pagne, la sureté du geste, la miniaturisation, la fertilité et la densité thématiques, un univers onirique et allégorique, l’horreur du vide puisque les toiles sont saturées, denses, et surtout la présence d’une entité intime qui participe à l’exécution de la toile, qui exige de n’arrêter de créer que quand l’œuvre est entièrement réalisée dans un automatisme surprenant.  Au moment de peindre, Saladi savait-il ce qu’il allait peindre ou ne dessinait-il que ce qu’on lui dictait de dessiner ? Un peintre médiumnique n’a-t-il pas dit simplement « Je fais ce qu’on me dit de faire ».  Serait-il « médium » ?  Investi comme le dit L. Belhaj « par une personnalité étrangère qui s’exprimerait à sa place » ?  Si l’on ajoutait à tout cela l’ambiance « surréaliste » qui domine dans l’univers des toiles de Saladi et la transe qui s’emparait de lui au moment de créer, on ne serait pas étonné que les critiques tentent de le classer, lui l’inclassable, dans l’art brut que Jean Dubuffet définit ainsi : « …dessins, peintures, ouvrages d’art de toutes sortes émanant de personnalité obscure, de maniaques, relevant d’impulsion spontanées, animées de fantaisie, voire de délire et étrangers aux chemins battus de l’art catalogué… Objet divers de toutes sortes ne devant rien (ou le moins possible à l’imitation des œuvre d’Art qu’on peut voir dans les musées, salons ou galeries ; mais qui au contraire font appel au fond humain originel et à l’invention plus spontanée et personnelle ; des productions dont l’auteur a tout tiré (invention et moyens d’expression) de son propre fond, de ses impulsions et humeurs propres, sans souci de déférer aux moyens habituellement reçus, sans égard pour les conventions en usage ». Pour L. Belhaj, c’est une évidence. Saladi est un peintre médiumnique. Il serait médium « aux prises avec des forces obscures ». Elle rapporte « qu’il disait à certains de ses intimes qu’une djénia (entité surnaturelle) le possédait et lui ordonnait de peindre…. Tout son mal-être, son trop plein s’exprimait à travers cette transe-art. Saladi dans ses tableaux transmet des messages, traversant cette frontière capitale qui sépare le monde de la perception terrestre du monde impalpable de l’au-delà ».  Elle confie, qu’il lui a avoué en 1992 que cette « entité surnaturelle » lui apparaissait, et lui ordonnait de peindre et dit-elle, il se mettait à peindre ». « Tout s’impose à moi et je ne suis que le vecteur de cette créativité… Saknani ».  C’est donc qu’il entendait des voix.  « Il n’est pas rare que le médium entende des voix qui exigent son obéissance totale » selon Rober Cardinal. Et comme pour compléter son argumentation en faveur d’un «Saladi, peintre médiumnique», elle raconte que lors de l’une de ses expositions à Casablanca en 1990, « un ami très cher de Saladi, qui partageait ses moments de peine et de disette lui confia, lui aussi, qu’une « djénia sortait et lui ordonnait de peindre… ».  Il entrait alors dans une sorte de transe mystique et se mettait à peindre ». Bien décidée à faire une étude sur ce peintre qui dialoguait avec l’autre dimension, elle séjourna à Rabat pour lui rendre visite mais l’infirmière de l’hôpital où il se faisait soigner l’informa qu’il venait d’être transféré à Marrakech dans le wagon de quatrième classe d’un train en partance.  Saladi, ajouta-t-elle, mourut quelques temps après. Et l’entretien n’eut jamais lieu.  Le mystère restera entier. 

Toutefois Saladi n’a rien d’un Augustin Lesage, ni d’un Luis Gasparetto. Le premier était un simple mineur qui, un jour dans la mine, entendit des voix qui lui ordonnaient de peindre. Et il peint des tableaux incompréhensibles et séduisants. Il n’a jamais pu donner « un sens » à ce qu’il peignait. Authentique peintre médiumnique. Le second était fils d’une mère médium, entrait en transe comme le montrent les séquences filmées qui en témoignent et affirme que ce n’était pas lui qui peignait mais un peintre célèbre qui aurait pu être Delacroix ou Matisse ou Renoir et qui signait ses toiles. Authentique peintre spirite.

Saladi était un peu artiste médiumnique, un peu peintre spirite mais était authentiquement Saladi. Parce qu’il pouvait donner un « sens » à ce qu’il peignait ou expliquer la symbolique de son œuvre. Il disait par exemple : « Dans mes tableaux il y a souvent des symboles, ce qui les rend difficiles à expliquer ». Mais il n’hésitait pas à donner quelques explications.  En premier lieu, L. Belhaj affirme qu’il a toujours nié l’affiliation à l’art égyptien qu’on lui attribuait. Il aurait aussi dit : « Du moment que mon travail aspire au paradis, les oiseaux que je représente sont nécessairement des oiseaux du paradis ». Nous avons vu que l’oiseau à deux têtes symbolisait le bonheur, c’est-à-dire l’accouplement de l’être avec son âme sœur qui ne l’abandonne jamais et l’accompagne éternellement, que sa représentation a une dimension spirituelle que l’on retrouve chez les grands maitres mystiques. Saladi a baigné dès l’enfance dans l’ambiance soufie du saint Sidi Bel Abbas Es Sebti et ce n’est pas un hasard si les espaces, les lieux qui sont les « ailleurs » de la thématique de ses contes vibrent de spiritualité comme à Marrakech, le minaret de la mosquée de la Koutoubia, les montagnes de l’Atlas, la palmeraie et surtout le Mausolée de ce saint si vénéré. Les réminiscences de ses cours de philosophie en Faculté sont évidentes et des thèmes comme l’origine du monde, le péché originel, Adam et Eve, le paradis perdu, le bonheur, le malheur, la liberté, l’affirmation d’Aristote « l’homme est un animal », traversent son œuvre dans un mouvement et un itinéraire itératifs manifestes. Voici quelques explications qu’il donnait aux symboles qui meublent ses tableaux : la femme verte affirme- t-il serait la vertu, l’escargot, la peur (pourquoi la peur ?), le poisson la ruse et la fourberie, le loup l’esprit du mal, le lion la loyauté, les yeux sur les arbres seraient le mauvais œil et le damier représenterait la dialectique et la lutte des classes.

 Faut-il absolument classer Saladi dans un mouvement ou une école d’art quelconque ?  « Surréaliste » par exemple. Ce serait oublier que dans l’histoire de la peinture marocaine on peut difficilement parler d’écoles, ou de mouvements. De périodes oui, tout en étant prudent dans le recoupement des séquences et tout en essayant d’éviter de lamentables erreurs d’appréciation comme il s’en est commis et s’en commet encore de nos jours. Il y a des peintres d’une ampleur impressionnante. Une multitude d’expériences personnelles, originales, singulières, une multitude « d’Ailleurs », mais pas de courants. Et c’est tant mieux. L’aventure n’en est que plus stimulante et les cimaises des musées, des galeries et des salons n’en seront que plus lumineuses.

 Il ne faudra pas non plus aller chercher du côté du « Trans-Art ». Saladi entrait en transe quand il peignait mais il n’en a pas fait un procédé créatif. Le regretté Zine a essayé avec une troupe Gnawa et ce ne fut pas une réussite. Chez Hayat Jemaa (dont il faudra un jour évoquer l’Ailleurs mystérieux), c’est un tout autre déconcertant défi. Il nous faudra simplement « déplier » une toile de Saladi pour pénétrer plus avant dans cet ailleurs de souffrances et d’émerveillements insolites, étranges, surprenants et troublants.  

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