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Saad Dine El Otmani, le marathonien tortueux – Par Naïm Kamal
Le secrétaire général du PJD, Saâd Dine El Otmani au Forum de la MAP le 3 août 2021
Au Forum de la MAP du 3 août, le ton et le débit ronronnent. Comme à son habitude, le Chef du gouvernement, ce jour en sa qualité de secrétaire général du PJD, est monocorde. Seuls quelques aigus surviennent de temps en temps ou quelques rires qu’il est seul à en comprendre la raison ponctuent son propos. Nature ou déformation professionnelle – il est psychiatre - on a toujours avec lui l’impression d’être dans une séance de psychothérapie ratée. Si fort que l’on se demande si Saad Dine El Otmani est à sa (double) place ?
Lui-même une fois s’en est étonné devant la jeunesse islamiste : « Je n’ai jamais pensé qu’un jour je serai Chef de gouvernement », avait-il dit, ajoutant avant de partir de son rire-point-virgule habituel : « Si moi je le suis devenu, c’est que tout le monde pourrait le devenir. » Pour lui, à la fois dans l’humilité du bon musulman et l’autodérision des gens intelligents, c’était une manière de semer l’espoir et de donner du rêve à ces jeunes islamistes qui trépignent d’impatience et ne demandent qu’à en découdre. Pour la toile ce fut le buzz sardonique.
Mais l’homme, formé à l’endurance, est insensible aux moqueries et imperméable aux intempéries. Nommé en 2012 ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement Benkirane, une erreur de casting, il est débarqué moins de deux ans après. Il quitte son poste sans bruit ni murmure et se drape dans un long et digne silence. Ce qui lui permet, quand c’est au tour de Abdalilah Benkirane d’être évacué de la formation du gouvernement en 2017, de prendre sa place sans l’ombre d’une réticence et sans cas de conscience aucun.
L’eau et le feu
Au Forum de la MAP, un espace de débat devenu au fil des ans sans pareil, où défilent actuellement les chefs de parti devant un éventail de journalistes, l’homme de piété qu’est Saad Dine El Otmani a démontré qu’en politique, la foi on pouvait aussi l’avoir mauvaise : Interrogé sur la candidature de Abdalilah Benkirane aux législatives du 8 septembre, il a assuré sans sourciller qu’elle ne lui posait aucun problème, bien au contraire. Huit jours auparavant sur Medi-1 TV, il s’était pourtant montré évasif assurant qu’il serait plus judicieux de présenter de jeunes compétences au lieu des figures anciennes. Benkirane a, semble-t-il, beaucoup apprécié. Ce qui a changé entre temps ? Le secrétaire général du PJD a acquis la conviction que son prédécesseur dont il a toujours été le rival, est résolu à ne pas sortir de sa retraite doré pour descendre dans l’arène.
Abdalilah Benkirane et Saad Dine El Otmani. L’un de Fès, l’autre du fin fond du Souss que le destin et les choix politiques ont croisé à Rabat. Deux personnalités difficilement superposables tant l’un renvoie à une eau sous hypnose tandis que l’autre est tout feu tout flamme. Saad Dine El Otmani n’a ni la verve de Abdalilah Benkirane, ni son charisme populiste et moins encore son physique avantageux, du moins avant que les dorures et les douceurs du pouvoir ne viennent empâter de leurs embonpoints les abords de Ssi Abdalilah. Pourtant si l’actuel Chef du gouvernement est là où il est c’est sans doute un peu de chance, un brin de circonstances, mais certainement pas beaucoup de hasards.
Différents, ils sont complémentaires dans leur adversité. L’un, instinctif, est porté sur l’oralité quand l’autre, réflexif, fait dans l’écrit, potassant sans relâche. Très tôt les deux hommes se sont mâtinés au sein de Achabiba Al Islmaya (Jeunesse islamiste) fondée à la fin des années soixante du siècle dernier par le très controversé Abdelkrim Moutiî. Un mouvement qui, ses adversaires n’en démordent pas, fournira en 1975 les mains qui assassineront à l’arme blanche le leader socialiste Omar Benjelloun, et portera longtemps sur lui comme une croix l’infamante accusation d’avoir été créé par les services pour combattre les mouvements de la gauche athée, à l’époque en irrésistible ascension.
La constellation islamiste
Pour faire court, l’assassinat de Omar Benjelloun et la personnalité autoritariste, manipulatrice et confuse, pour ne pas dire suspecte de Abdelkrim Moutiî finiront par faire exploser Achabiba Al Islamya en groupuscules que se partageront la Jammaa Islmya menée par A. Benkirane, Soudassiyoune - les premiers à contester Mouttiî et à prendre le large -, et le groupe Attabayoune qui prend sur lui de s’assurer de la véracité des accusations que se renvoient les désormais frères-ennemis.
Au même moment, un peu partout au Maroc, de Casablanca à Ksar el-Kebir, de Rabat à Agadir, de Fès à Tanger… éclosent de petites mouvances islamistes partagées entre légalité et clandestinité sans liens structurels entre elles. C’est une véritable constellation qui a en commun de s’abreuver à la même source, celle des Frères Musulmans du Moyen Orient, d’Egypte plus particulièrement. Leurs penseurs et auteurs préférés : Hassan El Banna, Syed Qotb, Mohamed Quotb, Saïd Hawa et plus loin dans l’histoire Ibn Taymiyya… Sous l’œil vigilant, mais souvent bienveillant des autorités locales, ils s’activent à faire renaitre assalaf assalih (l’ascendance vertueuse) de ses cendres.
Saad Dine El Otmani est alors à Inzgane, pas très loin d’Agadir dans un Maroc en proie à une grève lycéenne et estudiantine sans fin. On est en 1971-72. C’est là que se fait sa rencontre avec Abdellah Baha qui deviendra l’alter ego de Abdalilah Benkirane et bien après ministre d’Etat dans le gouvernement dirigé par le même Benkirane. Pour l’instant, Baha, déjà obnubilé par l’idée d’une organisation à l’image des Frères Musulmans d’Egypte, profite à fond de la bibliothèque bien fournie du père de son ami Saad Dine, un faquih bien connu dans la région. Chaque fin de semaine il se retrouve chez lui pour abreuver sa soif de savoir religieux. Pourtant, des années plus tard, c’est vers Abdalilah Benkirane, pour lequel il a le coup de foudre dès leur première rencontre à Rabat, que penchent sa tête et son cœur. Pour finir en son autre moi, son doliprane et son calmant.
Pourquoi faire simple…
Sautons les années et enjambons les évènements. Le calendrier grégorien affiche l’an de grâce 1992, 1412 de l’hégire. En dehors de Abdeslam Yassine qui mène en démiurge sa chapelle mi confrérique mi soufie pour fonder Al Adl wa al-Ihsan loin de l’agitation de ce petit monde, l’idéal de l’unification de ce qu’ils appellent les « ilots islamistes » avait fait son chemin. L’idée de leur intégration au champ politique et de la participation aux élections aussi. C’est une convergence d’affluents qui est à l’œuvre. L’essentiel des rescapés d’Achabiba al-Islmya se retrouve naturellement derrière Abdellah Benkirane, Mohamed Yatim, Abdellah Baha et quelques autres au sein du Mouvement Al-Islah wa Attajdid (Réforme et Renouveau). Ailleurs, des rapprochements s’opèrent toujours sous la surveillance indulgente des autorités.
Pour le compte des leurs, Benkirane et Baha entament des négociations avec Abdelkrim El Khatib, une grande figure du mouvement national à la tête d’une coquille vide, le Mouvement Populaire Démocratique et Constitutionnel (MPDC). Ils veulent utiliser son parti dormant comme tremplin à la participation politique et donc électorale. Certains, dont l’auteur de ces lignes, croient dur comme fer qu’El Khatib est tout aussi intéressé qu’eux. Lui, pour le compte du pouvoir, travaillait à la normalisation d’une mouvance islamiste qui a de plus en plus tendance à s’autonomiser, traversée qu’elle était par la tentation putschiste et révolutionnaire.
Mais vite le torchon se met à brûler entre Abdalilah Benkirane et Abdelkrim El Khatib, le premier subodorant que le second, pour des raisons qu’il refuse de comprendre, veut empêcher les islamistes de prendre part aux législatives de 1993. Et c’est ainsi que presque naturellement Saad Dine El Otmani, plus conciliant, plus tactique, devient sous la tutelle d’El Khatib, directeur du MPDC. Ce qui a l’avantage de le mettre en pool position pour la direction du futur PJD.
Trois bonnes années s’écoulent et en 1996, c’est une autre unification qui intervient entre Al Islah wa Attjdid représenté par Benkirane et El Otmani et Rabitate al-moustaqbal al-iIslami (la Ligue de l’avenir islamique, un autre conglomérat de mouvances) représentée par Mustapha Ramid, Ahmed Raissouni, Lahcen Daoudi et Farid El Ansari. C’est la création du Mouvement Unicité et Réforme, en même temps référence doctrinale du futur PJD et gardien du temple de ce melting-pot islamiste. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué.
La nature envahissante de Benkirane, sa fougue et ses emportements indisposent d’emblée le regroupement des gens de la Rabita, sans compter la méfiance que son caractère et son impétuosité inspirent à El Khatib. Ce qui, sans y faire attention, va renforcer les atouts de Saad Dine El Otmani pour prendre la tête du PJD en 2004 lorsque le patriarche El Khatib, estimant sans doute sa mission accomplie, tirera sa révérence tout en restant pas très loin, à la présidence d’honneur du nouveau parti.
Presque un progressiste
Dans ce magma qui prépare le bigbang islamiste, Saad Dine El Otmani est au cœur de la lave rampante. Discret d’apparence, sans aspérités ni éloquence remarquable, il est de tous les tournants du mouvement, tellement qu’on parierait que son effacement est une posture pour tromper l’ennemi, le surprendre. C’est un homme qui a beaucoup marché à pied et sait tenir les longues distances. Un marathonien tortueux. Chaque étape de sa vie, il ne la conçoit que comme une escale sur la voie du but ultime…
En 1981, c’est à lui que revient la rédaction, avec Mohamed Yatim, de la charte politique de la Jamaa Al Islamya. C’est à lui encore que revient en 1989-90 de mettre en musique et de transformer en plateforme le principe de la participation politique défendu par Abdalilah Benkirane. C’est encore le même Saad Dine El Otmani qui, dans une série de conférences débouchant sur un ouvrage, a l’intelligence d’aller chercher la conceptualisation du participationnisme et de l’équilibre entre les intérêts (publics) et les dépravations (Almassalilh wa almafacide) chez le bien nommé Taqi ad-Dine Ahmed Ibn Taymiyya. Il en tire une conclusion déterminante pour la suite : L’action politique est un espace de gestion et d’objectifs à réaliser et non pas un espace de culte. Une évidence, mais dans le champ islamiste c’est pratiquement une innovation alors qu’Ibn Taymiyya, si par inadvertance il y en a qui ne le connaissent pas, passe aux yeux de ses détracteurs pour le plus rigoriste des théologiens et le plus hermétique à l’innovation, un « égarement » (dalala), selon le fameux hadith récité dans toutes les mosquées avant chaque prêche du vendredi. L’interprétation sans contextualisation de ses préceptes a permis à ses disciples les plus bornés, malheureusement les plus nombreux notamment dans le microbiote hanbaliste, de figer l’islam au septième siècle de l’hégire.
Vu sous cet angle, qu’il s’agisse de positionnement politique ou sociétal à l’instar de la question de l’égalité homme-femme, de l’avortement ou encore de l’usage du cannabis à des fins médicamenteux, Saad Dine El Otmani fait figure de pragmatique, voire de progressiste si on le ramène aux intransigeances et enfermements de son camp. Il a pour ligne de conduite de travailler sur les convergences et de laisser au temps la maturation des divergences. Mais s’il conçoit la collaboration avec ceux qui divergent théologiquement - en partie ou même totalement avec lui, s’il œuvre pour la mise à jour de l’esprit (al3aql) islamique, s’il travaille à la rénovation du religieux, il n’en poursuit pas moins résolument son objectif de « purification » de la société. Et c’est pour cette raison qu’il ne fallait pas s’étonner lorsqu’au Forum de la MAP il minimise les effets sur lui d’une éventuelle défaite aux législatives du 8 septembre. Sans doute joue-t-il gros, son leadership sur le PJD. Mais pour lui ce n’est qu’une étape, une escale dont sa présence-même au gouvernement a d’autres finalités que la gestion au mieux des affaires publiques en application, fut-ce de façon partielle, de sa théorie sur «assayassa achri’ya ».
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*Cet article n’aurait pas été possible dans cette forme sans les quatre volumes, chacun en moyenne de 150 pages, de « Dakirate al haraka al-islamya » (Mémoires du Mouvement islamiste marocain), une série d’entretiens avec les figures du mouvement, de Bilal Talidi, par ailleurs chroniqueur au Quid.ma
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