1ère partie : L’Académie des Nobel n’est pas ma tasse de thé – Par Eugène Ebodé

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Eugène Ebodé à l’Académie du Royaume du Maroc

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J’ai découvert la Suède en 2007. Le printemps sortait de l’hiver répandant partout ses grands et larges sourires de lumière. Ils nous pressaient d’alléger le poids des vêtements qui nous engourdissaient sous les frimas d’hiver. Ranger les longs manteaux, les écharpes, les moufles et autres lourds blousons est une opération qui m’a toujours séduit quand vient le moment de quitter les atmosphères renfrognées, pâteuses et laiteuses de l’hiver. Stockholm m’attendait. Je gagnai l’aéroport plus tôt que je ne l’eusse fait s’il s’était agi d’une autre destination. Je me revois dans l’avion, le nez collé à l’un de ces hublots où j’aime tant adosser ma tête aussitôt que j’entre dans le ventre de tout oiseau métallique. Le hublot m’a toujours paru, quand on quitte la terre, je ne saurais dire pourquoi, semblable à l’œil translucide et rassurant du destin. Loin du hublot, je ne suis jamais à mon aise dans un aéronef. Près de lui, le monde peut s’effondrer, l’avion lui-même peut être ballotté par des vents furieux, subir ces trous d’air désagréables qui jettent généralement un grand froid dans la carlingue et font tambouriner certains cœurs inquiets ou donner l’impression que des organes remontent au rebord des lèvres, je n’ai jamais été gagné par l’angoisse. Un passager me confia ce qu’il avait ressenti alors que nous venions de traverser un épisode cyclonique qui avait hérissé ses longs poils roux : « La langue vous colle si fort au palais que vous ne pouvez même pas crier ! On a le ventre si noué et les genoux qui jouent des castagnettes. Les yeux ? Mon Dieu, j’ai cru que les miens allaient sortir des orbites et j’ai senti monter en soi un sentiment, un si violent amour de la vie certainement élevé en proportion de la peur énorme que j’avais de la perdre. Mais c’est idiot ce que je vais vous dire. Oh, ces affreux soubresauts ! Vous ne m’en voudrez pas de vous avouer ce qui m’est passé par la tête ? 

  • Non, mon bon Monsieur.

  • C’est vraiment idiot, j’ai toujours eu peur du noir et un peu des Noirs. Mais vous m’aviez l’air tellement tranquille. Vous étiez ailleurs et moi, en décomposition. Comment dire, que ressentiez-vous ? 

  • Une furieuse envie de siffloter. »

 Je ne cède jamais à aucun désarroi adossé au hublot, mon protecteur ! « C’est le voisinage de Dieu », m’a soufflé un jour un autre voyageur, moins nerveux, moins roux, placide, à qui je confiais ma joie de retrouver le contact du plexiglas.

Ce fut à travers « l’œil divin », une dizaine de minutes après l’annonce de notre descente sur la capitale du royaume de Suède que, le nez rivé à la glace, Stockholm s’offrit à ma vue. Des morceaux de verdure de différentes formes géométriques apparurent sue le sol voisinant avec nappes d’eau. Le paysage qui s’offrait à moi me fit penser à un énorme gruyère aux allures golfiques. Il me sembla très vite que cet interminable parcours de golf où l’eau semblait le piège permanent, m’appelait. Mon enfance et le goût des courses sur des espaces gazonnés m’embrasa. Il me tarda de mettre pied à terre et de  gambader à mon aise sur ce gazon-là et de m’y rouler. Je n’avais plus vingt ans, mais on a, à tout âge, des envies de course à pied ou de roulades sur le pré… Me revinrent aussi les frustrations de l’enfance, quand nous courions sur des terrains rugueux, bosselés, surtout poussiéreux, et que, parfois, l’œil fixé sur le ballon qu’une horde affamée de jeunes gens convoitaient, nous ne le voyions plus, perdu qu’il se trouvait soudain dans la forêt de jambes, rendu opaque, invisible et insaisissable par les volutes de poussière ocre soulevées par nos mouvements effrénés. Nul ne toussait, mais nos souffles haletants laissaient échapper des suffocations auxquelles personne ne prêtait attention. Obnubilés par le ballon, nous n’entendions plus rien, les regards fourrageant le nuage de poussière, devinant plus que ne voyant où se trouvait le ballon, trop tendus par le désir de l’extirper du magma en fusion que produisaient le ballet incessant des corps se frottant, se bousculant, en un beau et innocent chahut. Quelle transe ! Quelle échappée dans la nuit des souvenirs enfouis sous le poids des ans !... L’avion bondissant sur l’asphalte s’immobilisa. Les cliquetis des ceintures desserrées annoncèrent en même temps que la voix du Commandant le message que tous les équipages envoient aux voyageurs arrivés à destination : « We hope you enjoyed your trip. We wish you a pleasant stay in Stockholm and will be happy to meet you for a next trip with our Company.… »  

Of course ! Après les formalités de police, je récupérai mon bagage, quittai la douane et fut happé par une brune aux joues rondes qui tenait une pancarte à mon nom. C’était une Suédoise, la même qui m’avait annoncé l’invitation à participer aux rencontres sur la francophonie. Elle travaillait à l’Alliance française. Sa voix, un peu sifflante, m’amidonna dans un assaut de paroles conventionnelles :

  • Bienvenue en Suède ! Vous avez fait un bon voyage ? Pas fatigué ? Un café, avant d’aller à la voiture ? Tenez, Monsieur Ebodé, cette brasserie de l’aéroport sert d’excellentes glaces, si le cœur vous en dit…

Il était seize heures. Je déteste les glaces et le café, à cette heure de l’après-midi, me procurait des fourmillements dans les mollets. Il me fallut répondre aux questions. Mais elles avaient jailli dans la bouche de ma guide tandis que les réponses, elles, ne se bousculaient pas à mes lèvres. Je les desserrai néanmoins : 

  • Pas de café pour moi à cette heure. Je vous remercie. Les glaces ? On verra une autre fois. Elles me donnent des crampes d’estomac.

  • Une bière, alors ? Blonde, brune, blanche ?

  • Non, un jus de quelque chose, si vous insistez !

  • Le voyage c’est bien passé ?

  • En réalité, j’ai lu Kafka et ne l’ai lâché qu’à l’atterrissage !

  • Le procès ?

  • Non, Le château. 

  • Excellent. Il est mort trop tôt, ce brave homme, je veux dire, ce cher Kafka, pour recevoir le Nobel ! Savez-vous qu’il a consacré ses dernières années à apprendre l’hébreu ?

Je l’ignorais. 

  • Il était Juif.

J’avouai aussi ne pas l’avoir su. Dans mon Afrique natale, ces détails sur les origines particulières des écrivains que nous lisions ne nous intéressaient pas beaucoup. Par contre…

-     Le côté labyrinthique de ses écrits m’a toujours étonné…

  • Il tient en partie à l’influence de la kabbale. 

  • Très intéressant, ce que vous m’apprenez-là. Madame…

  • Liana !

  • Finalement, si cela ne vous gêne pas, point de café ni de jus de fruit, je préfère aller à mon hôtel. 

  • Ah, pour y achever votre lecture ?

  • C’est exactement ça. 

  • Je comprends. Moi aussi, je déteste ne pas terminer un livre qui me plaît. 

A l’hôtel, elle me remit ma feuille de route, m’annonçant très vite, l’air solennel et volontiers énigmatique : 

« Vous aurez droit à des moments agréables, Monsieur Ebodé. L’université de Uppsala est impatiente de vous accueillir. Votre roman, La transmission (Gallimard, 2002), a beaucoup intéressé les lecteurs. La divine colère (Gallimard, 2004) un peu moins. Le sujet est plus intrigant, n’est-ce pas ? Et puis, les affaires de ballon rond ne sont pas une passion suédoise. Ceci est une chose. En revanche, Silikani (Gallimard, 2007) qui vient de paraître, suscitera certainement plus de, comment dire… d’intérêt, car il paraît que vous aimez chanter. 

  • En famille, on me dit que j’aime la chanson, mais malheureusement, la réciproque n’est pas vraie !

  • Ah, la famille, ne l’écoutez pas ! Vous connaissez le cri du cœur de Gide ! La famille a souvent la dent dure, féroce, avec les artistes. Le plus important, Monsieur Ebodé, c’est le privilège que vous aurez de visiter l’Académie Nobel. On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve… Vous voyez ce que je veux dire ?

  • Pas vraiment. L’Académie des Nobel n’est pas ma tasse de thé. Le Drakkar, Madame, voilà mon envie ! 

  • Ah bon ? Elle roula des yeux surpris. Je souris. Le Nobel couronnait des individualités. Comment lui expliquer que ce chemin-là n’était pas le mien ? Je veux, chère Madame…

  • Appelez-moi Liana !

  • Liana, ce que je veux, c’est entrer dans ce bateau légendaire qu’est le Drakkar. La réputation d’habiles marins et d’aventuriers des Vikings m’a toujours fasciné. 

  • Ne vous inquiétez pas, nous avons prévu cela. C’est vrai que c’est un incontournable. Mais l’Académie… »

Elle ne me disait rien. C’est ainsi. Je bottai en touche : 

  • Il semblerait que Monsieur Nobel avait une dent extrêmement dure contre les mathématiques !

  • Non, contre un mathématicien !

  • Ah ! Celui qui s’était intéressé de trop près à Mme Nobel ?

  • Les légendes sont tenaces. Nous irons aussi au café où se retrouvent les jurés. Il faut vous familiariser avec ces lieux, on ne sait jamais…

Elle insistait. Je gardai le silence, l’esprit tourné vers le Drakkar, puisque je regardais le port tout proche. Nous allâmes à l’Académie. Je n’ai gardé aucun souvenir de cette visite. Mon hôtesse, une brune, dans un pays où les têtes étaient couleur de blé, appliqua fort civilement le programme annoncé. Je fus reçu à l’université d’Uppsala. Mais ce qui me marqua fut la réception dans une famille suédoise, près de laquelle j’avais été chaudement recommandé par une Métisse suédo-franco-camerounaise rencontrée l’année précédente, très exactement, le 8 octobre 2006, au salon du livre de Mouans-Sartoux, à côté de la ville balnéaire de Nice sur la Côte-d’Azur. 

J’y avais été convié pour des séances de dédicaces et avais dû remplacer au pied levé la journaliste et écrivaine franco-algérienne Souâd Belhaddad dans une table ronde sur « Les blessures de la colonisation ». Devaient y prendre part : Pierre Joxe, ancien ministre de l’intérieur du gouvernement Mitterrand, le Camerounais, qui se présentait comme un Bourguignon, Gaston Kelman -dont l’essai, Je suis Noir et je n’aime pas le manioc (Max Milo éditions), battait des records de vente- et Mme Christiane Taubira. Elle était alors députée de Guyane avant de devenir quelques années plus tard ministre de la Justice sous le règne cocasse de François Hollande et l’épouvantail d’une droite qui la pourchassait de quolibets racistes. J’entrais dans le pugilat médiatique. Alors que nous prenions place sur l’estrade dressé dans un amphithéâtre bondé pour échanger nos arguments, Gaston Kelman, assis sur ma gauche me souffla : « Méfie-toi de Christiane. Quand elle prend la parole, elle ne la lâche plus ! » J’opinai poliment. Sur ma droite, Christiane Taubira, que j’avais souvent croisée à la Maison de l’Amérique latine, au Boulevard Saint-Germain, à Paris, lors de rendez-vous littéraires organisés par les éditions Gallimard, me tira par le veston pour me glisser à son tour son bienveillant conseil : « Prends garde au Monsieur sur ta gauche qui prétend ne pas aimer le manioc, il adore s’entendre parler ! » Plus loin, Pierre Joxe, sourcils broussailleux, prenait la pose austère et distante du membre du Conseil constitutionnel qu’il était en ce temps-là, mais dont le devoir de réserve ne l’empêcha pas de se jeter dans l’arène quand vint le moment de débattre. 

Mais le plus important à Mouans-Sartoux, où je ne suis plus jamais revenu, fut ma rencontre avec un couple que je ne connaissais pas. J’ignorais combien il compterait dans ma vie littéraire et personnelle. Il avait déboulé à mon stand en même temps que l’hôtesse venue me chercher pour le débat auquel je devais prendre part. 

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