Culture
A même la terre aiguë – Par Rédouane Taouil
Avec nos remerciements à Abdellah El Hariri d’avoir autorisé gracieusement l’utilisation de ce tableau pour l’illustration
Après la nuit tremblante, l'aube safranée se refuse à ensemencer la clarté du jour et les quelques lueurs parmi survivants, arbres restés debout et crêtes de coq, s'évanouissent dans la peur et la sourde poussière.
Sous les décombres, des songes étoilés d'enfants, des bijoux d'antan noués dans un mouchoir taché de henné, des glaces ébréchées, des bottes de menthe fraîche destinées à parfumer le thé de la matinée, des espérances de grand-mères obstinées à caresser la vie bien qu'elle soit rugueuse, des mains de mères veilleuses, des paupières ridées par la sueur et l'attente de jours meilleurs, visages défardés, des amants qui se sont promis des noces heureuses.
Une tristesse commune habite les cœurs et les paysages. Cahiers et oiseaux sont en sanglot et rêve de rêves d'élèves endeuillé, fleurs de thym et feuilles de menthe odorante relatent à la rosée la mémoire de hameaux endoloris, des nuées, au lointain, s'inquiètent de voir les yeux baissés, le soleil, dru comme la douleur, s'abstient de se frotter l'écorce de noyer sur ses lèvres, les flancs de l’Atlas sont rétifs à embrasser le crépuscule, les sentiers se languissent des pas rieurs des écoliers, des murmures de jeunes filles en quête de paroles éperdues en toutes saisons, la lune porte un collier de larmes près d'oreillers abandonnés.
Sur l'amas de gravats s'épand un thrène émanant du Moyen-Atlas, porté à l’incandescence par une voix teintée de la mélancolie ombrée de l'âme vaincue, mais digne comme les racines des cèdres, des gens de peu qui donnent beaucoup à enchanter le mal pour apaiser la couvée du chagrin. Rien ne surit les lamentations, ni l’épreuve de la secousse, ni l'âpre du temps.
"Cette neige, nous l'aimions, elle n'avait pas de chemin, elle découvrait notre faim". Cet aveu de René Char pourrait tenir lieu de maxime pour ces gens de peu qui, démunis, s’excusent de ne pouvoir faire des dons s’ils étaient appelés à porter secours à des sinistrés. Pâtres du ciel, ils sont accoutumés à scruter les nuées et à épouser la patience, dans l'isolement près de feux peu cléments, en attendant la fonte des neiges. Nuages et neige sont leur miroir où l'eau luit comme du pain.
Le tremblement de terre secoue également la mémoire qui, d'emblée, se souvient de "Candide" de François-Marie Arouet dit Voltaire, et des vers de son poème " Désastre de Lisbonne" :
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes sont sans nombre.
Le passé n’est pour nous qu’un triste souvenir ;
Le présent est affreux s’il n’est point d’avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l’être qui pense,
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance :
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Prenant en dérision le principe d'harmonie préétablie de Leibniz, Voltaire objecte que les cruautés du monde et les malheurs de l'existence contredisent l’assertion, que Pangloss ne cesse de proférer envers son disciple, Candide, " tout est pour le mieux dans les meilleurs des monde". La remémoration dépouille le passé de ses dates, ainsi que le souligne Gaston Bachelard, et lui confère une valeur à l’aune du drame présent. Surgit aussi le souvenir d'une nouvelle de l’écrivain Abdeljebbar Shimi, « le tremblement de terre », (1) qui apparaît déliée des lieux et du temps, comme parabole de l'épreuve du mal qui frappe en aveugle. Grâce à la forme cadencée et au puissant pouvoir suggestif de son style, « le marocain absolu » (2) peint sobrement comment le silence suprême et la peur insigne ligotent les habitants hors de leurs toits.
Le tremblement de terre
Traduite par Rédouane Taouil
La ruelle est aussi froide que paisible. Seul surgit le ronflement d’un corps en sommeil qui se sert, en guise d’oreille, d’une pierre enveloppée dans du papier. Les autres corps, qui dorment à même la terre, se remuent à l’étroit. Puis s’apaisent et se mettent à ronfler à l’unisson comme si c’était une chorale. Au loin, une petite chatte miaule en se frottant au seuil d’une porte pendant qu’une phalène virevolte autour d’un lampadaire en rêvant de se brûler à la flamme. Le silence règne dans la ruelle tant, lors des nuits froides, les gens préfèrent s’enfermer chez eux autour du feu en rêvant de lendemains radieux.
La routine règne dans la ruelle pendant que les troubadours, qui s’y sont installés, sommeillent. La chatte miaule et la phalène rêve de se brûler à la flamme. Un chien brise le silence en aboyant. Tout à coup une porte s’ouvre. Un homme, une femme, des enfants en sortent en pleurant. Une autre porte s’ouvre aussi soudainement. Toutes les portes de la ruelle s’ouvrent. Tous les habitants sont dehors y compris un nouveau-né. Certains courent une couverture dans la main, d’autres ne portent que leur pyjama. Des femmes presque nues. Un essaim d’enfants crient et quittent la ruelle en courant derrière leurs parents.
C’est aussi inhabituel qu’étrange. Toutes les portes s’ouvrent. La population déserte la ruelle. Un des troubadours lève la tête lentement et interpelle les fuyants :
- Qu’avez-vous ?
- La terre tremble, rejoins-nous. N’as-tu pas senti les secousses ?
Aussitôt qu’il entend cette réponse, il pose tranquillement sa tête sur son oreiller en pierre et rejoint la chorale de ronflement.
La ruelle redevient froide et paisible. Seules des portes gémissent sous le vent de décembre. Au loin, les paroles et les larmes s’entremêlent.
Le temps s’écoule lentement. Les instants s’ajoutent aux instants : l’heure ne se forme qu’après un long laps de temps. Dans la ruelle, les troubadours sont toujours là et le vent s’entête à secouer les portes ouvertes. Après deux longues heures, le bruit des pas s’élève dans la ruelle. Hommes, femmes et enfants parlent tous en même temps. Seul est audible le mot « séisme ». En s’approchant des corps des troubadours, ils entendent un de ces derniers lever sa tête et s’interroger :
-Qu'est ce qui se passe ?
N’ayant reçu aucune réponse, il remet sa tête sur son oreiller en pierre. Son ronflement s’élève. Les portes se ferment, toutes, une à une.
La ruelle redevient froide et paisible.
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Cette nouvelle est extraite de « Moumkin Mina Al moustahil », Dar Toubkal, 3ème édition, 2010.
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Voir Rédouane Taouil, Abdeljebbar Shimi, un marocain absolu , Quid, 2023.