Abdelkader Ouassat : Un cueilleur patient du verbe – Par Rédouane Taouile

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Abdelkader Ouassat : Un cueilleur patient du verbe – Par Rédouane Taouile

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''La lettre est incapable à renseigner sur elle. Comment peut-elle renseigner sur moi'', clame Al Niffari de l’intérieur de la vision qu’on lui connaît. A feuilleter les ouvrages de Ouassat, passionné incurable des mots, on songe immanquablement à nuancer cette sentence tant ils en disent long sur l’étendue de son geste littéraire. 

Initié aux arcanes des lettres arabes, traducteur, nouvelliste, poète, il donne à méditer en rêvant, à s’enrichir en lisant et à s’émerveiller en jouant. « Lire c’est s’affûter », telle semble être sa devise. Avec la figure maîtresse de la nouvelle et l’arpenteur infatigable de la « littérature des Brigands », il explore dans leur correspondance des savoirs sur la prosodie, la grammaire et le langage, dont nombreux sont en déshérence, en convoquant des lettrés célèbres et d’autres confinés dans un injuste oubli. Il met ainsi en exergue la luxuriance lexicale de Gaylan Dhû Rumma, poète de l’époque omeyyade qui s’est illustré par sa magistrale appropriation du vocabulaire antique. Ce promeneur solitaire du désert, que reconnaissaient les écoles de Bassora et Kufa, est un peintre de génie des larmes : « Qu’a-t-il ton œil ? l’eau en ruisselle/Comme si d’une outre raccommodée elle fuyait ». Notre défricheur porte également une attention aigue à l’œuvre plurielle d’Ibn Qutayba Al Dinawari. L’exégèse, le droit, la philosophie, la métrique, l’histoire sont autant de champs de pensée de cet homme qui rendit son dernier soupir sans regret comme s’il présageait la future ingratitude envers son legs.

Laboureur, la figure discrète du paysage littéraire au Maroc férue de la littérature ibéro-américaine, à l’instar de Mohamed Sof, restitue pour le bonheur du lecteur arabophone, les atmosphères submergées d’amertume et d’ombres chancelantes de Juan Rulfo, l’insolite ludique et l’inquiétude subversive de Julio Cortazár ou encore la fiction labyrinthique de José Luis Borges. Ses nouvelles, dont un bouquet est réuni dans « Des yeux si larges », portent la marque de ces sillons. Empreintes d’un sobre navrement mélancolique, elles dépeignent douleur et tendresse, lueurs et désespoirs tenaces, humiliations et irrépressible dignité, déchirures conjugales dissimulées et regrets, solitudes secrètes et déperditions. Parfois, chien, chat ou âne sont les compagnons des destins des personnages.  Le fantastique, qui traverse les nouvelles, résonne au cœur du recueil de poèmes au titre oxymorique, « Tambour en pierres ». Ces poèmes, souvent au souffle court, sont de part en part mus par une quête du surréel à travers des images étranges du quotidien. Laboureur persévérant également de la poésie mondiale, il offre, dans une traduction aussi élégante que concise, des poèmes du chantre du temps indéfini, Fernando Pessoa, du poète de la louange de la résidence sur la terre, Pablo Neruda, du buveur de la vie, Brecht, de l’aède du chant suprême du rêve, Desnos ou de l’auteur des salutations aux pierres, Pierre Guillevic et d’autres moins illustres, qui habitent également sa mémoire, tels Jean-Pierre Birot, Margherita Guidacci ou Jean Malrieu.

Abou Salma, dont le talent a été révélé dans les émissions radiophoniques à destination des poètes en herbe de Idriss Al Jay, forge quotidiennement des grilles de mots fléchés qui sont la préoccupation matinale de nombres de passionnés du jeu des lettres. Preuve que l’on ne survit pas indemne au goût des mots a fortiori lorsqu’il est contracté dans la prime adolescence.

Un miaulement dans la nuit

Une nouvelle de Abdelkader Ouassat

Traduite par Rédouane Taouil

C’est une nuit d’hiver froide et pluvieuse. Nous sommes dans notre nouvel appartement, mon épouse, notre fille unique, Hiba, née il y a deux ans et moi-même. Installés au salon, nous regardons la télévision pendant que la petite joue avec sa poupée sur un parterre couvert d’une moquette vétuste au bleu sans éclat. Alors que débute le feuilleton sur le petit écran, l’éclair jaillit éblouissant puis la foudre vient couvrir le son de l’appareil. Les vitres des fenêtres se mettent à vibrer et les poteaux électriques à grésiller. Ce qui devait arriver arriva. Survient une coupure du courant qui plonge l’appartement dans une obscurité totale. Hiba pousse des cris. J’entends ma femme se déplacer vers elle puis je vois l’éclair jeter sa lumière fugitive sur ma fille que sa mère enlace dans ses bras. Je sais que mon épouse craint l’éclair et le grondement du tonnerre. Elle tient toutefois à dissimuler sa peur autant que faire se peut.

Excédée, mon épouse me dit que son smartphone est muni d’une lampe puissante, mais elle s’avère hors d’usage dès que l’on doit s’en servir, et se met à me reprocher d’avoir cassé le mien deux jours auparavant sous le coup de la colère. Nous étions alors entrain de prendre le petit déjeuner dans un café. Elle s’en prit à moi en prétendant que la renonciation à la consommation du tabac est à l’origine de mon irritabilité. Elle me suggéra, sur le ton de l’ironie, de recommencer à fumer pour me calmer et épargner les autres. Mais je restai convaincu que c’est la mélancolie qui altère mon tempérament, et non l’arrêt de fumer. La mélancolie m’assaille, en effet, malgré les médicaments que je m’administre depuis plusieurs mois.

Peu après la coupure du courant, j’entends mon épouse dire qu’elle va dans la cuisine chercher des bougies. Je l’entends ensuite me demander si je me rappelle où elles sont déposées. Je réponds à voix haute que je ne me souviens pas. Je l’entends proférer des mots incompréhensibles que je présume incisifs comme d’habitude. La voix de Hiba pleurant dans ses bras vient couper la sienne. Puis les deux voix se sont tues. Je n’entends plus que le miaulement triste d’un chat dans l’obscurité, surgissant, fort probablement, du côté de la banquette où mon épouse était assise avant de quitter le salon. Une véritable peur m’a saisi en l’entendant. Nous n’élevons pas de chats. Nous abhorrons ces animaux d’autant que nous avons appris par la presse qu’un chat a agressé un nourrisson jusqu’à le tuer. D’où vient donc ce chat ?  La fenêtre et la porte sont fermées. Il n’y a pas de lucarne par laquelle il pourrait pénétrer.

 Depuis un moment, je n’entends plus ni mon épouse, ni les pleurs de ma fille. Le miaulement, lui, s’accentue. Je suis à bout de patience : quand la mère de Hiba reviendra-t-elle avec bougies et allumettes ? Sans bougie, je ne pourrais détecter où se cache le maudit chat. Mon épouse n’est pas là alors que je n’ai cessé de l’appeler. Seul le miaulement du chat perce le silence régnant, suspect, qui présage le pire. 

Je me déplace à pas prudents en pleine pénombre. Je commence à appeler mon épouse. Nulle réponse ne sourd. Nul signe de Hiba. Je me fraye un accès dans l’obscurité jusqu’à la salle de bain puis à la chambre à coucher. En vain. Nulle trace d’êtres vivants. Je tâte la porte de l’appartement et m’aperçois qu’elle est fermée de l’intérieur. Je retourne finalement au salon en achoppant sur des objets parsemés ici et là. Je parviens à rejoindre le fauteuil. Je m’assieds perturbé. Une stupidité désarmante me saisit. Je songe me rendre auprès de la police. Mais ma déposition risquerait de susciter fatalement le soupçon. Peut-être doutera-t-on de mes capacités mentales et m’admettra-t-on à l’hôpital psychiatrique. Je songe également à aller voir ma belle-famille, mais il m’est apparu absurde de le faire. J’imagine sa mère la sorcière me regardant cruellement pendant que je lui relate la disparition de sa fille et de sa petite-fille immédiatement après la rupture du courant. Elle déclarerait inéluctablement : « alors, elles ont été enlevées par les démons de la pénombre ? » et menacerait de me faire jeter en prison. 

J’entends de nouveau le miaulement du chat dans la pleine obscurité. Je le sens s’approcher lentement de moi. Je n’y tiens point. Je reste assis. Je le sens se frotter contre mes jambes et vois briller ses yeux effrayants. Je reste coi pour ne pas éveiller la colère de cette horrible créature. Je ne sais comment j’ai pu rester immobile.  Tout ce que je me rappelle c’est que le courant a été rétabli, la lumière a inondé l’appartement, le chat a disparu et l’effrayant miaulement s’est tu. Aussitôt ma femme surgit de la cuisine, la petite dans ses bras. Je l’entends me dire : « je n’ai pas retrouvé les bougies mais de toutes façons la lumière est revenue ».  Je m’obstine à la regarder en feignant le calme. Elle ne dit mot. Je suis resté également muet. Nous avons échangé des sourires niais. Haba est déjà vaincue par le sommeil. Pour ma part, j’éprouve avec force l’avidité de me mettre devant l’appartement et de griller une cigarette. Je n’en avais pas.

* Pour les textes culturels, l’auteur, qui a bien d’autres titres, préfère signer "ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc pour marquer sa dette pour ce que fut l’école marocaine et se démarquer des « experts ».

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