Abdellah Stouky, un journaliste-orchestre* – Par Abdeljalil Lahjomri

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Le jeune Abdellah Stouky à Casablanca en 1971, dans une pose, à 25 ans, qui préfigurait ce que Abdejlil Lahjomri évoque en dandy autodidacte, à la vaste culture, lecteur impertinent, observateur impénitent dont l’œil aiguisé ne laisse échapper aucune défaillance chez les hommes et dans les choses

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Le Paradis du peintre – Par Abdejlil Lahjomri

Quand Abdejlil Lahjomri parle Abdellah Stouky, c’est une autre musique, un autre ton. Dans une sorte de ‘’choc des cultures’’, celle du premier académique, celle du second, autodidacte, synonyme de voracité intellectuelle qui dévore tout ce qu’elle trouve d’écrit sur son passage. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, on le devinera à la lecture de son texte, a son idée sur le personnage Abdellah. Soutenu par une grande qualité de style, c’est par biais qu’il l’évoque, en opposant Abdellah Stouky à son ex-ami Zaghloul Morsy, sans manquer de déplorer l’attitude du second tout en lui trouvant des circonstances atténuantes.  Sous la plume élégante de Abdejlil Lahjomri, affectueusement, délicatement, s’esquisse le portrait complexe et attachant de celui qui appelait tout le monde et que tout la monde appelait A’zizi.

Quand mon ami Naïm Kamal me demanda de participer à un collectif qui se proposait de rappeler à la mémoire des lecteurs l’aventure de Abdallah Stouky avec des mots, j’ai hésité un instant parce que je risquais en le faisant de heurter la sensibilité d’une personne pour laquelle j’ai de l’affection et beaucoup d’amitié, actuellement en lutte contre une maladie inexorable. J’ai hésité parce qu’il m’était impossible de le faire sans évoquer le portrait qu’en fit Zaghloul Morsy dans son immense roman Ishmaël ou l’exil. Injuste certes, mais puissant et parfois vrai dans certains traits que le romancier (qui fut son ami) exagérait et amplifiait à dessein. Mais c’est le propre de l’imaginaire romanesque quand il est nourri par un ressentiment incontrôlable que de caricaturer outrageusement ceux que l’on a aimés. Dans ces années incertaines que furent les années soixante et soixante-dix du siècle précédent, les amitiés aussi étaient incertaines et ne pouvaient résister aux coups infatigables des idéologies en présence, des ambitions inavouées, des peurs inavouables. 

Ce portrait littéraire acerbe est là qui dans son injustice fait malgré tout d’Abdallah Stouky, un personnage de roman. Zaghloul Morsy a été plus clément pour Tayeb Seddiki, compagnon inséparable de notre ami Abdallah, souffrant lui aussi d’un mal qui le mine et rêvant encore sans aucun doute d’un théâtre national populaire qui n’a pas vu le jour selon ses vœux. Si le romancier fut peu amène, c’est qu’Abdallah Stouky était son contraire. Il est libertin quand l’autre est puritain, il est un peu cabotin quand l’autre se cantonne dans une hautaine réserve. Il est épicurien quand l’autre est spartiate et si l’esprit de finesse les réunit tous les deux, chez l’un il est aérien et chez l’autre compact. S’il lui donne le surnom de Ramuzov,z c’est qu’il a perçu le côté aristocratique du personnage, qui contrairement à ce que suggère Zaghloul Morsy est la vraie nature de Abdallah Stouky : « journaliste-orchestre ». Et c’est ce qu’il fut tout au long de sa vie. Maître de l’écriture dans les médias et de leurs mots.

Ce n’est pas vrai que « sa jubilation » soit fausse et ce n’est pas vrai que ces chroniques soient uniquement « mondaines » et « ravageuses ». Elles sont lucides, produit d’un regard distant, sans concession, sur une réalité dont il percevait tous les secrets. Si souvent elles visent juste, c’est que Abdallah. Stouky, avec une spontanéité surprenante trouvait la réplique incendiaire qui étonne et peut blesser. C’est qu’il est à l’aise avec les mots. C’est que toute sa vie, il a vécu sous l’empire, exigeant, spirituel, sensuel et pourquoi pas érotique des mots. Sa qualité essentielle mais aussi son défaut : c’est son élitisme. Une manière d’être élitiste dans le monde. Il me demanda un jour avant qu’il ne tombe malade comment se disait : «السَّهل الممتنع» en français. Je compris ce jour-là qu’il n’avait pas abandonné la bataille des signes. Zaghloul Morsy aurait dû comprendre cela lui aussi qui, plus que quiconque, connaissait l’empire des mots et leur emprise.

Avec Zaghloul Morsy, avec feu Mustapha Kasri, traducteur de Baudelaire, Abdallah Stouky est un des derniers orfèvres en langues. Cet art des mots se perd dans l’affaissement langagier que répand actuellement la modernité culturelle qui condamne tout élitisme. Ceux qui sont curieux de la vie d’Abdallah Stouky consulteront le récit autobiographique qu’il a confessé dans une série d’interviews dans un quotidien arabophone de la place. Ils apprendront les faits. Peut-être y percevront-ils aussi la vaste culture d’un dandy autodidacte, lecteur impertinent, observateur impénitent dont l’œil aiguisé ne laisse échapper aucune défaillance chez les hommes et dans les choses. Surtout chez les hommes. En évoquant sa manière aristocratique d’être au monde, j’aurais dû ajouter une manière désenchantée. Désenchantement qui pousse le journaliste à déceler au-delà des apparences ce qui fait la petitesse des hommes, la face cachée de leur humanité dérisoire, à jeter sur ce monde perturbé le regard désabusé, trouble et brumeux du consul de Malcom Lowry dans Au-dessous du volcan.

Abdallah Stouky a beaucoup d’amis, de vrais amis, des compagnons de route véritablement fidèles et dévoués. Beaucoup le considèrent comme le doyen de cette profession si paradoxale, controversée - mais si utile - qu’est le journalisme. Mais les amis qui lui sont indispensables sont les livres, et les mots qui enchantent et qui brûlent. Il en a toujours un sur lui. Gourmand et gourmet, il vous en emprunte toujours un avec l’air d’un amoureux fébrile qui vous dit malgré tout sereinement que ce n’est qu’un emprunt. Je le prends parce que le désir de le prendre est plus fort que le désir de le lire. Mais il le lit. Abdallah Stouky a tout lu. Il a peu écrit toutefois en dehors du journalisme, lui qui aurait dû écrire le roman du Contre l’exil. Il aurait expliqué à Zaghloul Morsy que contrairement au personnage de Joseph Conrad Sous les yeux de l’Occident, le Ramuzov indécis, auquel il l’a assimilé dans son portrait déroutant, lui au moins a fait un choix : faire la défense et l’illustration dans son pays de l’élitisme esthétique et culturel contre la banalisation rampante des mœurs, des sentiments et des imaginaires. Il a refusé l’exil stérile. Abdallah Stouky a su faire de sa vie une vie de roman.

*Ce texte, contenu dans l’ouvrage collectif Abdellah Stouky, des mots pour le raconter, une tradition qu’il faut espérer se poursuivra, d’honorer les hommes de leur vivant a été publié également dans Quid.ma. Ces mots destinés à le raconter sont, maintenant qu’il nous a quittés, des mots pour nous le rappeler.

 

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