Culture
Kharboucha, un ruban autour d’une bombe
Kharboucha, une jeune femme rebelle éprise de liberté et de justice, amoureuse du chant, qui décrie et défie l'autorité despotique du caïd ‘Aissa Ben Omar.
Par Khalid EL HARRAK (MAP avec Quid)
Une féministe avant l’heure ? Peut-être. En tout cas figure mythique de la résistance contre l'injustice et l'une des précurseurs de l'art de l'Aita. Cheikha Kharboucha a marqué son époque par son audace et par ses chants qui d’une voix grave et langoureuse défiaient le temps qui passe et les puissants du moment.
Kharboucha, Hada El Ghiatia dans le civil, est une authentique légende populaire originaire de la région de ‘Abda (Safi). Une jeune femme rebelle éprise de liberté et de justice, amoureuse du chant, qui décrie et défie l'autorité despotique du caïd ‘Aissa Ben Omar. De champ en champ, ses chants, plus forts qu’un crieur public, faussement moins rêche qu’un tract, glorifiaient la désobéissance et appelaient à la révolte.
Sans elle, l'art de l'Aita n'aurait peut-être pas été ce qu’il est. Poètesse, chanteuse, agitatrice aux pouvoirs mobilisateurs et incitatrice à l'action contre l'injustice, Kharboucha était la survivante magnifique d'un mouvement de résistance de sa tribu contre le joug du caïd.
La dévotion à sa tribu à travers ses chants est sa manière de rester par les rimes près de sa famille décimée, elle qui a consacré son œuvre à traquer les abus et les dérives de la justice, sans jamais céder à la complainte passive.
Incantatrice des puissants, figure de la rébellion, porte-parole mélodieuse du peuple, Kharboucha est devenue, sans avoir rien demandé, un emblème du combat au féminin. Aux cheikhat, elle a donné les titres de noblesse et inscrit leurs noms dans le marbre de l’art populaire. Avec elle, la cheikha a quitté l’espace à mi-chemin de la courtisane et de l’amusante pour devenir synonyme d’une forme de l’émancipation féminine. Elle lui a fait quitter ses fonctions figées par la société pour en faire, pour ce qui la concerne, l’égale des hommes, qui se mêle de la vie au quotidien dans ce qu’elle implique de social, de politique et d’économique.
Une pasionaria marocaine
Le cri de l’artiste mythique se transforme en chant et témoigne de la souffrance. Le regard tourné vers le ciel qui ouvre son éternité malgré l'omniprésence de l’absurde, Kharboucha interpelle la dimension infinie de l'univers, celle qu'on n'arrive pas à mesurer à l’aune du profane, et hurle ses nuits de souffrance pour rappeler au tyran que « rien ne dure jamais ».
Issue de la tribu des Ouled Zid, la seule de l’époque à ne pas se soumettre au despotique Caïd Aïssa Ben Omar, la chanteuse fera la gloire de siens. "Mécontent, le caïd ordonna le massacre de la tribu et notamment à la décimation de ses femmes. Dans ses chansons, Kharboucha le dénonce, évoquant toutes les figures tyranniques de l’époque, qualifiant le despote de sanguinaire. Elle exprime aussi sa rage et sa révolte et fait appel aux rares hommes survivants pour rendre justice à leur tribu et à la terre des Ouled Zid » raconte Brahim El Mazned, directeur artistique du festival Timitar des musiques du monde d'Agadir.
"On a dû partir sur les traces du passé précolonial pour revisiter l'histoire d’une légende qui s’est révoltée contre ‘Aissa Ben Omar boulimique de pouvoir et de richesses. Dans ses chants, Kharboucha appelle les gens de sa tribu à se soulever contre l'oppresseur, qui, s’il l’a oublié, doit se rappeler que « chacun finit par être soumis à la justice du Tout Haut».
"Soulevons-nous et menons notre rébellion jusqu'au bukshur. Soulevons-nous et menons notre rébellion jusqu'à la porte gardée par si Qaddur", chantait-elle, affirmant sa défiance définitive à l'égard de l'autorité de son oppresseur : "Je suis une esclave de 'Abda, Mais non, pas de ‘Aissa".
Kharboucha, devenue mythique, connut la fin des mythes, en héroïne d’une tragédie. "Le Caïd ‘Aïssa l’ayant conviée à sa demeure pour chanter, elle lui interpréta sa fameuse chanson. À la fin de son interprétation, le caïd l’emmura vivante chez lui".
Kharboucha entre par la grande porte dans le monde des légendes et contes populaires du Maroc. Partie du patrimoine oral du pays, elle a gagné l’éternité dans les chansons de la Aïta. Rares aujourd’hui les artistes et interprètes de cet art populaire qui n'ont pas reproduit au moins une chanson de cette légende immortelle, dont la fameuse : "D'où es-tu? D'où suis-je ? Ne sommes-nous pas originaires du même endroit ? Rien ne dure jamais…
Le Magazine Femmes du Maroc rappelle qu’au début des années 90, le poète Mohamed el Batouli et le compositeur Saïd Limam lui rendent hommage dans la chanson “Hikayate Kharboucha”, (Le conte de Kharboucha), chantée par Hayat el Idrissi. Le chercheur Hassan Najmi a écrit une thèse sur la Aïta “Le chant al-aïta, poésie orale et musique traditionnelle au Maroc” en deux tomes et qui consacre tout un chapitre à Kharboucha. Farida Bourqia s’est également inspirée de la vie de Kharboucha pour écrire le scénario de la série télévisée “Jnane el kerma”. C’est le cas également de l’homme de théâtre Abderrazzaq Badaoui, pour sa pièce “Milouda bent Driss”. Un autre hommage en 2009, celui du beau film du cinéaste Hamid Zoughi qui offre une histoire émouvante de Kharboucha sous les traits de la talentueuse actrice Houda Sedki.
A travers les récits, mêlant légendes et gestes sublimé, elle ressort dans l'histoire de l'art marocain en épicentre du cercle restreint des femmes qui ont exprimé avec une audace qui frôle la témérité et une crudité sereinement féroce, un féminisme qui s‘étend à l’ensemble de la condition de l’Homme.
Comme personne, elle a su spontanément incarner les mythes du Maroc du 19ème siècle - la magie de la nature, la douleur de la rareté, la passion amoureuse indissociable de l'engagement tribal dans un pays livré au désordre (siba). Elle était, dit d’elle le poète et écrivain André Breton, "un ruban autour d'une bombe".