Culture
L’Ailleurs de nos peintres de Abdejlil Lahjomri : Abdellah DIBAJI, aux couleurs de l’altérité
Les musiciens de Dibaji
L’Ailleurs de nos peintres : ''un ‘'ailleurs'’, [est] l’effort de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérité en s’identifiant au monde tout entier''.
« Êtes-vous jamais tombé devant un tableau qui vous parle et qui chante ? » écrit Driss CHRAIBI, à propos de l’œuvre d’Abdellah DIBAJI, « mazaganais » comme lui. Un autre Jdidi comme eux, A. KHATIBI évoque quant à lui la tonalité des couleurs de ce peintre, « ni froide, ni chaude, mais mesurée et rythmée. Rythme progressif avançant par touches émotives presque cachées mais subtiles ». Les œuvres que nous connaissons de A. DIBAJI chantent la ville avec sérénité. Il a intitulé une de ces expositions « la musique de la cité ». C’est cette musique qui a séduit Driss CHRAIBI. Travaille-t-il comme le pense A. KHATIBI sur l’espace vide d’une ville, murs, portes, fenêtres ? « Son imaginaire est-il citadin ? » comme l’affirme A. CELERIER, qui voit dans sa pratique de l’art pictural une prédominance urbaine et qui fait de la rue, de la foule humaine, des préoccupations sociales, le registre thématique prépondérant de ses créations.
Il est vrai, que l’acte de peindre de A. DIBAJI est subtil et élégant. Lui, qui fut coloriste, comme il se présente, n’hésite pas à faire allusion à la couleur devenue, avec le temps, fluide et cette fluidité épouse sans conteste les mouvances d’une urbanité assagie. Il se dégage de son graphisme aérien une symphonie qui s’achève dans l’harmonique, dans la fusion des couleurs qui hésitent à s’accepter, qui refusent le pittoresque, transcendent les tensions et récusent la facilité, toutes les facilités qui peuplent actuellement des expositions de plus en plus complaisantes.
Collage et décollage
A.DIBAJI ne fut jamais complaisant. Il ne l’est pas non plus dans les œuvres qu’il a présentées dans l’exposition intitulée « Collage(s) et décollage(s) » et dans la palette dont il use aux couleurs de l’altérité. Créateur « pleinement humain, habité par un double sentiment : l’appartenance au sol natal et au vaste monde de l’art » comme l’écrit M. CHABBAK, quelle heureuse inspiration l’a poussé à faire de ses créations un hymne à l’altérité, à l’autre nous-mêmes ? Serait-ce que, à l’instar de son compatriote et ami A. KHATIBI, il devient le chantre du « bi-pictural » comme l’auteur d’Amour bilingue fut le chantre incontesté de la « bi-langue ».
Chaque œuvre chante la différence, l’Autre, ou chante « soi-même comme un Autre » selon l’expression si juste et si riche de Paul RICOEUR. Il se dégage des couleurs de chaque œuvre, dense, forte, vive, l’affirmation de cette différence, l’autre partie de notre réalité que plus rien n’occulte et qui fait de notre identité une identité double.
Pourquoi la langue française souveraine allait-elle une fois dominer dans un tableau d’un noir puissant, ou dans un autre d’un rouge encore plus puissant ? Collée, recollée, en lettres claires d’imprimerie, émergeant d’un fond de couleurs violentes qui ont rompu avec la fluidité jusque-là caractéristique des œuvres de A. DIBAJI, elle dit la modernité conquérante et la liberté de l’acte créateur.
La peinture marocaine dès le début de son histoire avait revendiqué cette modernité et avec des « fragments » et des éclats lumineux en avait fait un des axes tumultueux de son inspiration. A. DIBAJI, par ces collages et surtout « décollages », la veut constitutive d’une identité « duelle » mais apaisée.
A propos de son exposition « Des traits et Des formes », DIBAJI dit ceci : « je fais toujours en sorte que le thème de mes expositions ne sorte pas du contexte des toiles elles-mêmes » et il ajoute : « je n’aime pas laisser les gens chercher des explications qu’ils ne trouveront jamais ».
Ce qui sort de ces affirmations, c’est que DIBAJI qui avait opté pour la finesse des traits et des formes, a fait « décoller » son art vers un dévoilement de ce qui fait l’essence de la vie : la singularité de tout être dans la ressemblance avec tous les êtres.
Une autre exposition a été dédiée par A. Dibaji à la quintessence de la femme, à ce qu’on a toujours appelé l’éternel féminin, puisque de la presque totalité des tableaux émerge une « forme féminine » captivante, énigmatique et sûre d’elle. Mais le foisonnement des couleurs et leur flamboyance recherchent par le « décollage » le divers et le singulier de chaque forme, de chaque femme, la tonalité qui fait l’étrangeté de chacune de ces femmes, « l’étrange étrangeté » de sa couleur, de son parfum, de ses rêves, de ses désirs, de ses silences, de sa manière d’être en ce monde.
Toutes sont porteuses de modernité, aucune ne donne à voir l’air surannée de la tradition, aucune ne nous la fait regretter. Chacune invite à une contemplation exubérante des jours à venir. Même celle qui semble voilée (Mais est-ce un voile ? ce litham rouge incandescent qui cache la moitié d’un visage volontaire et ne laisse voir que des yeux impérieux, est-ce un litham ?). Même celle-là laisse glisser sa robe afin qu’un corps s’épanouisse en un geste de défi et d’éloquence muette.
Par les collages, de certaines de ses œuvres, A. DIBAJI est-il revenu à l’esthétique « figurative » de l’école de Tétouan ? L’a-t-il un jour quittée ? Les peintres qui, comme lui, sont fils de cette mouvance, ne la quittent jamais. Fidèles, « aux voix qui les assiègent », selon l’expression heureuse d’un récit d’Assia DJEBBAR, ils domptent leurs élans vers une altérité nourricière de modernité et de renouveau.
Abdellah DIBAJI , aux couleurs de l’altérité.
L’altérité aux couleurs renouvelées d’une esthétique de la différence en nous, de l’Autre qui est Nous.