LA DÉRIVE XÉNOPHOBE D’ENKI BILAL - PAR MUSTAPHA SAHA

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Portraits d’Enki Bilal, par Mustapha Saha

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Paris. Mercredi, 22 novembre 2023. Les médias institutionnels creusent le lit du racisme le plus abject. Enki Bilal, en pleine dérive xénophobe, a les honneurs des plateaux de télévision, des studios de radio, des salons de journaux. L’artiste enchaîne les interviews ignominieuses, symptômes d’une piteuse déchéance mentale et morale. Il joue le messager de l’apocalypse : « L’occident s’effondre sur lui-même. Le cheval de Troie est parmi nous. L’islamisation du monde est en marche. L’homme blanc est en voie de disparition ». Il prophétise la guerre civile. Une déliquescence politique totale. Sa célébrité lui vaut une coquette fortune. L’argent corrompt foncièrement. L’islamophobie rapporte énormément. Pour réussir la promotion d’un livre, il faut tenir des propos racistes. 

Enki Bilal, formidable auteur de bande dessinée, né en 1951 à Belgrade, de père bosniaque musulman et de mère tchèque, naturalisé français à l’âge de seize ans. Ses premiers albums respirent les idées soixante-huitardes. Je le vois, à l’époque, comme une figure emblématique de l’interethnicité, de la multicultarité, de la diversité. Comment se douter qu’il tomberait un jour dans l’identitarisme le plus obscurantiste. L’œuvre considérable comporte une cinquantaine d’albums, une dizaine de films, des affiches, des illustrations de livres, des couvertures de collections, des décors, des costumes, des pochettes de disques, des expositions. Les distinctions s’accumulent, chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre national du Mérite, offcier de l’ordre des Arts et des Lettres. Je perds sa trace depuis une vingtaine d’années. Je ne lis plus ses productions. Je pressens une évolution douteuse.

Mai 68 nous unissait dans une même effervescence transfiguratrice. Mai 68 nous sépare. Enki Bilal est passé de l’autre côté de la barricade, dans la bourgeoisie la plus détestable, dans l’idéologie la plus épouvantable. Comment reconnaître l’auteur soixante-huitard de La Croisière des oubliés, 1975, inspirée par la lutte des paysans du Larzac contre l’extension d’un camp militaire ? Les habitants de Liternos dans les landes découvrent au réveil leurs maisons arrachés du sol. Le village entier flotte dans les airs. Ils soupçonnent la caserne limitrophe d’être à l’origine de ce phénomène anormal. Les soldats se métamorphosent en monstres répugnants. Une bande dessinée antimilitariste sans concessions. Le scénariste Pierre Christin imagine un antihéros mystérieux, anticolonialiste, militant soixante-huitard recherché par toutes les polices, adepte de Socialisme ou Barbarie, membre d’un cercle althussérien à l’Ecole Normale Supérieure, compagnon d’Ernesto Che Guevara en Bolivie, partisan des Black Panthers, activiste antinucléaire. 

Comment reconnaître le graphiste génial du Vaisseau de pierre, éditions 1976, une histoire insufflé par la lutte bretonne de Plogoff contre la voracité des spéculateurs immobiliers ? Alliance de classes populaires, ouvriers, paysans, pêcheurs, régionalistes, ancrés dans leur patrimoine. Gilles Servat chante La Blanche Hermine : « J'ai rencontré ce matin devant la haie de mon champ / Une troupe de marins d'ouvriers de paysans / Où allez-vous camarades avec vos fusils chargés / Nous tendrons des embuscades viens rejoindre notre armée /  La voilà la Blanche Hermine vive la mouette et l'ajonc / La voilà la Blanche Hermine vive Fougères et Clisson ! ». Sur leur yacht, pendant un bal masqué, les promoteurs dépravés corrompent ministres et hauts-fonctionnaires. Les combattants voient venir des fantômes d’ancêtres à leur rescousse. Un mage aveugle fait surgir le grand cortège justicier des dresseurs de dolmens, des cromlechs, des menhirs.

Comment reconnaître le dessinateur libertaire des Phalanges de l’ordre noir, 1979, où d’anciens combattants des Brigades Internationales se mobilisent, quarante ans après, contre le retour du fascisme en Espagne ? S’invoque Francisco de Goya (1746-1828) et son recueil Caprices, composé de quatre-vingts gravures exécutés entre 1797 et 1799, d’une indéniable portée philosophique, où il dénonce une société espagnole gangrénée par l’inquisition, la corruption, l’incurie, la rapacité de ses dirigeants. Les mendiants pullulent dans les rues. Des régions entières sont laissées à l’abandon. Un long déclin de deux siècles.  L’expulsion des andalous musulmans en 1611 désintègre les corps de métiers les plus prospères. Le bannissement des juifs compromet le commerce. Les œuvres de Francisco de Goya, caustiques, sarcastiques, techniquement exemplaires, sont autant de réquisitoires contre la bêtise, la superstition, le mensonge, l’aveuglément du pouvoir établi. L’auteur déclare que la peinture et la poésie sont d’excellents moyens de dévoiler les tares humaines. « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».

Comment reconnaître la Trilogie Nikopol, 1980-1993, La Foire aux immortels, La Femme Piège, Froid Équateur. La foire aux immortels, récit d’anticipation. Paris divisé en deux arrondissements de pauvres et de riches. Couleurs vives et traits noirs. Divinités pharaoniques, bloquées dans leur vaisseau au-dessus de la ville par manque de carburant. Comment reconnaître Mémoires d’Outre-espace, avec ses militaires enrôleurs d’extra-terrestres comme tirailleurs d’une armée colonialiste, et sa critique implacable de l’impérialisme et du racisme ? Les albums d’Enki Bilal nous accompagnaient tout au long de la dépression post-soixante-huitarde. Il n’est pas le seul à avoir trahi ses idéaux révolutionnaires. Il est peut-être le plus inattendu des réactionnaires de la dernière heure.

Enki Bilal. Portrait par Mustapha Saha.

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