Culture
LE SANCTUAIRE AUX SEPT SÉPULTURES 2/4 – PAR ABDEJLIL LAHJOMRI
Sur la coupole de Sidi Yahia ben Younes, une cigogne, oiseau emblématique des lieux, veille sur ce saint à l’identité semble-t-il multiple
Chella est un lieu habité d’histoire. Et de spectres et légendes qui lui sont d’importants affluents. De mythes également, et de superstitions. Comme La mystérieuse stèle funéraire d’Abou Yacoub Youssef le mérinide, à laquelle Abdejlil Lahjomri a consacré une série de chroniques, republiées par le Quid à l’occasion de la réouverture, après sa restauration, du site archéologique de Chella (Cf. liens), les sépultures maraboutiques de Chella, l’ont intéressé pour ce qu’elles peuvent révéler d’indicible et d’indétectable à l’œil nue dans ce site millénaire. Le plus vénéré des « sept saints », Sidi Yahya Ben Younes, a ouvert cette nouvelle série de chroniques qui permet au Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume de reconstituer l’histoire des lieux et d’interroger l’orthographe des mots et des noms à commencer par celui de Chella, qu’il est résolument décidé à restaurer dans sa graphie d’origine, sans le (ة) en arabe et le ‘’h’’ en français. Dans cette deuxième partie, il explique pourquoi ce que la mémoire évoque à propos de Sidi Yahia Ben Younes n’a rien de légendaire, et pourquoi les survivances le concernant sont du domaine de l’histoire.
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La majestueuse et imposante porte de Chella, impériale, plus défensive que guerrière, s’appelle aussi Bab Sidi Yahia. Pourquoi la mémoire de Chella ne lui a-t-elle pas attribué le nom de son fondateur mérinide, le sultan Abu-al-Hassan, qui deviendra par la légende le Sultan noir, mais celui d’un saint dont le savant Al Youssi nous dit qu’il est inconnu et n’a pas de biographie, serait-il le plus aimé, le plus attachant, le plus énigmatique ? Si la mémoire collective accumule dans ce sanctuaire autant de survivances en identités, sous le nom de Yahia Ben Younes, c’est que la sainteté de l’espace remonte à la nuit des temps et que son histoire s’y lit en succession de strates comme les chapitres d’un récit national en gestation. Les historiens s’accordent pour affirmer que « tout dans ce lieu est empreint de sainteté « hors du temps » ».-
Tout disparaît, mais les saints ne sont-ils pas immortels ? Mohamed Boujendar, que l’on considère et qui se considérait peut-être abusivement comme le plus érudit des historiens de Rabat, affirme que cette sainteté est le produit d’une présence antique, anthropologique que ne possèdent, ni Fès, ni Moulay Idriss, ni Ouezzane, qu’elle est en quelque sorte unique. La mémoire populaire n’hésitera pas à tout y sanctifier, les pierres, les arbres, les sources, les oiseaux, les animaux, les anguilles et les tombes.
Mais elle mélange le légendaire et l’historique. Certes, les légendes ont leur intérêt, et Chella comme il a été dit est une fabrique de légendes. Cependant, ce que cette mémoire évoque à propos de Sidi Yahia Ben Younes n’a rien de légendaire, et les survivances le concernant sont du domaine de l’histoire. Elles sont la justification de la sainteté des lieux et inscrivent Chella dans l’histoire longue que les historiens traditionnels tolèrent du bout de la plume. La multiplicité des saints légitime sa particulière sanctification, même si la biographie de certains d’entre eux est incertaine et appartient plus à la légende qu’à l’histoire. On rencontre, dans cet espace réduit autour de la source aux anguilles proche du sanctuaire de Sidi Yahia, le mausolée de Sidi Omar Mesnaoui, celui de Sidi Hassan Al Imam, de Sidi Zohr, Sidi Boumiza et Sidi Naas. Et les tombes de quelques saintes comme Lalla Regraga et Lalla Sanhaja. Et plus loin sur les collines Sidi Boumnina, Sidi Taghi, Sidi Abou Chaquaoui. Chacun ou chacune a sa légende, chacun ou chacune a son histoire. Le plus étonnant dans cette dominante de sainteté est, selon la mémoire de Chella, que les sultans chaque fois qu’ils décidaient de quitter Rabat pour un déplacement de longue durée dans le royaume, consacraient trois jours pour des visites aux saints des trois cités : le premier à Chella, le deuxième à Rabat et le troisième à Salé. Cette recherche de bénédictions et de protection des saints n’a rien des surprenant. Ce qui l’est, c’est la seconde partie du rituel.
En cette circonstance, le sultan se rend directement de son palais à Chella, descend de son cheval devant le sanctuaire de Sidi Yahia, pénètre successivement dans les trois koubbas. Ce n’est qu’après qu’il se rend pour prier dans la khalwa mérinide, les récits précisant qu’il y entrait pieds nus. Henri Basset et Lévi-Provençal se sont approprié le récit de cette coutume protocolaire. Mais aucun texte ne décrit cet aspect de la visite sultanienne de Chella.
Ils se sont référés au moqqadem, gestionnaire du sanctuaire, donc à l’histoire mémorielle dont la véracité peut être contestée. Pourtant, on pourrait s’interroger sur les raisons qui expliquent, justifient et légitiment cet arrêt sultanien devant le sanctuaire d’un saint inconnu et à qui la mémoire non culturelle mais cultuelle attribue tant d’identités, dont certaines à connotation religieuse. Jean Boube a démontré que « la plupart des vestiges relevés sur le site de Chella sont postérieurs au XIIe siècle avant J.C », qu’avant la présence romaine, au cours de l’époque comprise entre le IIe siècle avant JC et les débuts de l’occupation romaine, il y avait une civilisation originale longtemps méconnue (et qui le reste), « la civilisation maurétanienne », que l’on a découvert à Chella la présence d’un temple qui remonte à cette civilisation et qu’il s’agit probablement « d’un sanctuaire où le culte dynastique, cher aux populations maures, paraît s’être perpétué jusqu’à la fin de l’Empire ». Aucun rapport entre ce temple maure et le sanctuaire de Sidi Yahia, bien évidemment, entre le culte dynastique auquel se réfère Jean Boube et la visite des sultans, bien naturellement, mais une profondeur historique qui rend Chella encore plus mystérieuse et plus mystérieux « le mixage des strates » qui perturbe l’identification de Sidi Yahia Ben Younès devenue une entreprise périlleuse, surtout quand on sait qu’un autre saint de ce nom est enterré à Oujda, près d’une source d’eau comme l’est celui de Chella, que se disputent religieusement mais visitent paisiblement musulmans et juifs. Entreprise périlleuse mais indispensable, nécessaire et utile à l’écriture d’un récit national apaisé.
La polémique qui s’est envenimée le siècle dernier entre Mohamed Boujendar et Abdelhafid El Fassi à propos de l’identité ou des identités de Yahia Ben Younes ne fut ni apaisée, ni sereine. Une étonnante, légèrement amusante mais instructive querelle intellectuelle : un morceau d’anthologie d’une confrontation distractive de deux historiens égocentriques qui prétendaient de bonne foi malgré tout avoir chacun raison et qui finirent par brouiller les pistes de la recherche et obscurcir le débat.