Derrière le différend commercial Maroc-Égypte, une bataille d’influence économique

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Photo archives : Le président égyptien, Abdel Fattah Al-Siss recevant Mohamed Ait Ouali, ambassadeur du Maroc au Caire i, le dimanche 14 juillet 2024.

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Le différend commercial entre le Maroc et l’Égypte n’est pas un simple litige économique. Il illustre une asymétrie structurelle entre deux pays liés par des accords de libre-échange, mais dont la relation commerciale reste déséquilibrée.

En 2024, les échanges bilatéraux ont atteint 815 millions de dirhams, mais derrière ces chiffres se cache une réalité frappante : l’Égypte exporte vers le Maroc pour plus de 800 millions de dirhams, tandis que les exportations marocaines vers l’Égypte plafonnent à 11 millions. Autrement dit, pour chaque dirham exporté par le Maroc, l’Égypte en exporte plus de 70 vers le Royaume. Ce déséquilibre, loin d’être anodin, met en lumière les limites d’une relation qui, pour l’instant, profite davantage au Caire qu’à Rabat.

Pour comprendre cette situation, il faut identifier trois éléments structurants qui expliquent la posture égyptienne.

D’abord, une politique protectionniste assumée. L’Égypte applique des restrictions tarifaires et non tarifaires qui entravent l’accès des produits marocains, notamment dans le secteur automobile. Pourtant, l’industrie locale ne produit qu’environ 23 000 véhicules par an, insuffisants pour une population qui dépasse les 100 millions. Une quantité marginale comparée aux plus de 500 000 unités produites chaque année au Maroc. Officiellement, ces mesures visent à protéger une industrie naissante et à gérer les réserves en devises étrangères. Officieusement, elles traduisent une volonté de contrôler l’accès à son marché intérieur et de préserver un excédent commercial structurel.

Ensuite, la volonté de contournement des principes de l’accord d’Agadir est bien là. Signé en 2004 entre le Maroc, l’Égypte, la Tunisie et la Jordanie, cet accord devait fluidifier les échanges en instaurant une zone de libre-échange progressive entre ces pays. Mais au lieu de jouer le jeu de l’intégration économique, l’Égypte a souvent privilégié une lecture opportuniste de l’accord, profitant de l’ouverture marocaine sans offrir de réciprocité réelle.

En bloquant les exportations marocaines sous des prétextes administratifs et techniques, elle fausse les règles du commerce et sape les fondements de la coopération régionale.

Enfin, une stratégie visant à contenir l’expansion du Maroc dans la région MENA.

Le Royaume, en diversifiant ses débouchés et en consolidant son industrie, devient un concurrent sérieux dans plusieurs secteurs, notamment l’automobile, l’agroalimentaire et les énergies renouvelables. L’Égypte, qui cherche elle-même à renforcer sa présence sur ces marchés, perçoit l’influence marocaine comme une menace potentielle. En restreignant les flux commerciaux, elle cherche à freiner l’entrée du Maroc dans cette zone stratégique où elle ambitionne de jouer un rôle de premier plan.

Ce différend dépasse donc largement la question bilatérale. Il met en lumière une problématique plus vaste : l’intégration économique régionale et les obstacles qui entravent son développement. L’attitude de l’Égypte ne se limite pas au Maroc. Elle reflète une tendance plus large de certaines économies à utiliser les accords commerciaux comme des leviers asymétriques, où l’ouverture est unilatérale et les restrictions le sont également.

Face à cette situation, le Maroc dispose de plusieurs options.

La première serait d’intensifier les négociations avec l’Égypte pour tenter d’obtenir un cadre plus équilibré. Cela impliquerait une action diplomatique renforcée, des missions économiques conjointes et une pression accrue pour exiger l’application stricte des engagements pris dans le cadre de l’accord d’Agadir. Une telle approche nécessiterait toutefois un rapport de force plus affirmé et la capacité de faire valoir les intérêts marocains de manière offensive.

Si cette voie s’avérait inefficace, le Maroc pourrait alors opter pour une stratégie de dépassement, en réorientant ses exportations vers des marchés alternatifs. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar offrent des opportunités solides, tant par leur dynamisme économique que par leur capacité d’absorption. Le Royaume pourrait aussi approfondir ses relations avec la Turquie et les marchés asiatiques, qui deviendront des pôles de consommation majeurs dans les décennies à venir.

Par ailleurs, le Maroc pourrait tirer parti des mécanismes juridiques à sa disposition. En saisissant les instances compétentes pour dénoncer les pratiques protectionnistes de l’Égypte, le Maroc enverrait un message clair : les accords de libre-échange ne peuvent être à sens unique. Une telle démarche permettrait également de tester la solidité des mécanismes de régulation dans la région et de mettre à l’épreuve la volonté réelle des États à respecter leurs engagements commerciaux.

Enfin, ce différend pourrait être utilisé comme un levier diplomatique plus large au sein de la ZLECAF et subsidiairement au sein de l’UA. Si des pays comme l’Égypte continuent d’ériger des barrières commerciales sous couvert de protectionnisme, alors la viabilité même de cette zone de libre-échange sera remise en question. L’enjeu n’est pas seulement de défendre les intérêts marocains, mais d’éviter que l’intégration économique africaine ne se transforme en un ensemble d’accords creux, où chacun privilégie son marché national au détriment du commerce intra-africain.

Le Maroc se trouve donc face à un choix stratégique : soit chercher à rééquilibrer sa relation avec l’Égypte par des négociations plus musclées, soit diversifier ses débouchés pour éviter une dépendance à un marché dont l’accès reste incertain.

Ce qui est certain, c’est que le statu quo ne peut plus durer. L’enjeu dépasse le cadre des relations bilatérales et touche à la place du Maroc dans les grands équilibres commerciaux de la région MENA et du continent africain. Dans un monde où les alliances économiques se recomposent, le Maroc doit s’adapter, innover et anticiper.

C’est à cette condition qu’il pourra transformer ses défis en opportunités et consolider son positionnement sur la scène régionale et internationale.

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