Par Naïm Kamal
« Ben Youssef mate ! », lança ma sœur à mon père sans aucune précaution. Et dans mes oreilles encore le claquement sec de cette gifle restée mémorable dans l’histoire familiale.
Ma sœur, plus âgée de deux ans, j’en avais sept, qui n’en croyait pas sa joue, gardera longtemps la marque de cette claque, et un souvenir impérissable à ce jour. C’est à elle que ma mère avait confié la mission, qui allait se révéler si périlleuse, d’informer mon père du décès du Roi Mohammed V. Il tenait boutique au quartier Laqbibate à Rabat. Petit et frêle, j’avais subrepticement disparu derrière elle qui ne semblait pas réaliser ce qu’il lui était tombé sur la joue, ni ce qu’elle avait fait pour mériter cela. Tétanisé, encore plus petit et plus frêle derrière elle, moi qui ne croyais pas mon père capable d’une telle violence.
Les claquements saccadés des portes des magasins voisins qu’on fermait dans la hâte, la rumeur qui enflait dans la rue, les regards furtifs et fuyants ou le soleil qui disparaissait à l’horizon ramenèrent mon père à sa raison. Le reste dans ma remémoration n’est qu’un brouhaha compact de pleurs, de lacérations de joues et de cris, et une foule désordonnée que je ne perçois plus que comme des ombres informes et dans mes cauchemars d’enfants, difformes. Je crois avoir vu Hassan II marcher derrière l’affût de canon transportant la dépouille de son père, sans pouvoir affirmer si de mes yeux je l’ai vu ou si seulement une image reconstituée dans ma mémoire par les photos qui ont fixé pour la postérité ce moment rare d’une tristesse collective envahissant sans prévenir tout un royaume. Tout, dans les limbes de ma mémoire implicite, est une succession de sensations et une suite de contours incertains.
Je sais maintenant que c’était le 26 février 1961, dixième jour du Ramadan. Je sais aussi qu’on n’était pas loin du coucher de soleil et de la rupture du jeûne et mon souvenir de la radio qui interrompe ses programmes pour ne plus diffuser que la psalmodie du Coran appartient lui aussi à cette zone floue des choses évanescentes où je ne peux distinguer ce qu’à l’instant j’ai vraiment su, de ce qu’à mon insu la mémoire collective a imprimé en moi. Même la pâleur de ma mère nous ordonnant d’aller chercher notre père, je ne peux en attester sans craindre une altération de mon imagination nourrie aux sources de la légende d’un homme- sultan, de plus en plus réfractaire au protectorat français, sanctifié par son consentement à l’exil, refusant la soumission aux volontés du colon ! Au risque de ne jamais revenir et au péril de sa vie et de celle de sa famille.
Mais je me souviens nettement que c’était la première et seule fois où ma mère m’avait fait peur.
Comment nous avions déboulé les escaliers, traversé au pas de course les quelques cents mètres qui séparaient notre maison du magasin de notre père, sont aussi brumeux que tout ce que nous avions vécu ces jours-là. Un refrain me revint près de quarante ans plus tard, quand je l’ai entendu au Mechouar, le jour de la première prière de vendredi de son petit-fils, le Roi, Mohammed VI ; des voix de femmes de Touarga scandant au passage du nouveau souverain : « A Jaich attahrir, ‘awnou Sidi Mohammed rah mazale sghir »*. Surpris par cette résurgence anachronique, j’ai pu extirper de mes réminiscences la version originale où les populations apostrophaient l’Armée de libération pour qu’elle apporte son soutien à Moulay El Hassan**, son père, qui venait de succéder à Mohammed al-khamiss.
Mohammed al khamiss, je ne connaissais pas encore ; Ben Youssef ila ‘archih** oui ! Pas plus que je ne savais ce que c’était un roi qu’on continuait d’appeler à la maison soltane. Je n’avais pas encore achevé mes trois ans quand Sidi Mohammed Ben Youssef est revenu d’exil. Curieusement et paradoxalement, de cette extase, les faits me semblent plus précis. On était encore à Sefrou et dans mes souvenirs, mon père vent debout par grosse mer, ma mère et moi m’accrochant à sa jellaba, mes trois sœurs et mon frère se frayant à Bab EL Mqam un chemin pour prendre l’car d’elghzaoui jusqu’à Fès pour emprunter un autre autocar de l’époque, était-ce cétième, je ne peux le dire, pour rejoindre sur les routes de l’époque, la capitale du Royaume où l’on allait perdre pour quelques heures mon frère ; un instant qui vire au drame, ma mère qui se frappe les joues, mon père jouant des coudes pour transpercer un écran massif de gens hagards, dans l’espoir d’apercevoir un bout de son fils égaré.
Le trajet était interminable, mais que j’aurais voulu plus long. Dans l’autocar qui était devant un autocar, derrière un autocar, à côté d’un autocar, les gens étaient partout, sur les sièges, dans l’allée centrale, les uns sur les autres, sur le toit et accrochés aux portes. Quelqu’un s’était-il avisé d’attirer l’attention sur le danger qu’on courait tous dans une insouciance indescriptible ? Je ne crois pas. L’ambiance était à autre chose dont je ne garde que la magie et l’éblouissement. Je ne savais pas encore ce que voulait dire liesse.
La veille on a été au hammam en famille, le lendemain on avait mis ce qu’on avait de plus neuf et de plus beau. Ben Youssef ila ‘archih ! On va voir soltane. Lui non plus je ne savais pas ce que c’était, mais son importance je la voyais dans la gravité de mon père quand il l’évoquait, le respect qu’il y avait dans ses mots quand il en parlait et qui frayait avec la crainte que je comprendrai plus tard comme l’expression d’alhiba (l’aura). Sans craindre le blasphème, j’en avais une image aussi diffuse que celle que j’avais, petit enfant, de Dieu. Un immense monsieur avec une dense et longue barbe blanche et un énorme turban.
Celui qu’on nous disait voir dans la lune, avant que les hommes et ses vaisseaux spatiaux ne la dépossèdent de sa poésie, ne pouvait qu’être quelque chose d’à part, une figure d’exceptionnellement indéfinissable, un être forcément céleste. Le soir, on nous montrait l’astre et nous demandait : vous avez vu Ben Youssef ? Je répondais oui. Sans l’ombre d’un doute. L’ai-je vu ? Sans doute pas. Mais je l’ai vu.
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*Ben Youssef à son trône
** Armée de libération, soutenez Moulay El Hassan, il est encore jeune !